Traversée à vélo des salars de Coipasa et Uyuni
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Traversée à vélo des salars de Coipasa et Uyuni
Traversée des salars de Coipasa et d’Uyuni
Encore un souvenir indélébile, pourtant cette expérience remonte à dix ans.
Curiosités naturelles qui sont universellement connues, ces deux immenses étendues de sel situées à plus de 3600 mètres d’altitude, se développent pour la première sur deux mille cent kilomètres carrés et pour la seconde sur près de douze mille. Le salar de Coipasa est moins couru que celui d’Uyuni, ce dernier constituant la plus vaste étendue de sel au monde. Ces deux originalités naturelles sont d’une telle ampleur que sur Google Earth, alors que l’Amérique du Sud est encore entièrement affichée à l’écran, eh bien deux taches blanches sont déjà visibles.
Les salars, ces formations étranges que l’on trouve un peu partout autour de la planète, apparaissent lorsque les conditions géographiques et climatiques se conjuguent. L’Amérique du Sud en possède cent trente répartis principalement sur trois pays, Bolivie, Argentine et Chili. Le couple Coipasa et Uyuni constitue un site stupéfiant et unique au monde.
Deux conditions sont nécessaires à l’apparition d’un salar, la première une plaine en forme de cuvette dans laquelle les eaux d’écoulement vont s’accumuler, la seconde un climat aride ce qui entraîne une évaporation supérieure à la pluviométrie. C’est pour cela que, dans des régions marquées par des saisons des pluies, on peut admirer une partie de l’année ces étendues recouvertes d’une pellicule d’eau de quelques dizaines de centimètres ou les voir à une autre période de l’année dans leur parure de blancheur éclatante.
Ce sel se différencie du sel marin, car il provient de la désagrégation des roches qui constituent les immenses volcans qui entourent ces plaines d’accumulation. Bien évidemment chaque roche fournit une eau d’altération spécifique. Ces remontées volcaniques très riches en différents métaux donnent une multitude de composés qui participent à la spécificité de chaque salar. Des métaux très précieux comme le lithium attirent toutes les convoitises dans notre frénésie de remplacer les voitures dites sales par des voitures réputées propres.
Ces croûtes de sels divers se sont déposées en pellicules dans ces dépressions à la manière d’une eau. Certaines élévations du terrain, émergeant de la ligne de sédimentation, apparaissent comme des îles, là aussi au fil des saisons au milieu d’une étendue soit d’eau soit de sel. Et la ressemblance est telle que le mot île est employé pour les nommer.
Au cours de notre périple à vélo à travers l’Amérique du Sud, cette partie du voyage restera l’un des passages les plus marquants. C’est avec un peu d’appréhension que nous allons nous y engager. Nos recherches ont permis d’obtenir de nombreuses informations malheureusement pas toujours concordantes. De plus les cartes que nous possédons, deux chiliennes et une bolivienne, ne donnent pas les mêmes renseignements, n’indiquent pas les mêmes routes et fournissent des noms de villages différents alors qu’ils sont positionnés en un même lieu. Tout cela ne fait qu’augmenter le mystère d’une région qui apparaît étrange. Le trajet est long, nous l’estimons à plus de trois cents kilomètres si toutefois nous réussissons à passer au plus court. Dans le cas contraire il nous faudra en rajouter une centaine.
Forts de tous ces renseignements et de toutes ces incertitudes, notre curiosité et notre envie de découvrir ces particularités de la nature ne sont que plus fortes. La première apparition de ces lieux insolites se dévoile alors que nous terminons la traversée des parcs nationaux du nord Chili. Au moment où la piste amorce la descente finale sur la ville frontière de Colchane, c’est la surprise. Là-bas à l’horizon, de l’autre côté de la frontière en Bolivie, je distingue une mince trace blanche étincelante dans un lointain difficile à évaluer, orientée nord-sud et bordée par un grand volcan à l’est. La vue porte loin, très loin, ce volcan doit bien se situer à cinquante kilomètres. Les échelles s’entrechoquent dans mon esprit. Ce que je contemple ressemble exactement à ce que représente ma carte du Chili à l’échelle 1/ 2 000 000, bien qu’elle ne soit pas très détaillée. Imaginez ce que l’on voit sur une carte au 1/ 1 000 000 de la France. On ne l’utilise pas pour faire de la topographie encore moins voyager à vélo, mais uniquement pour suivre les routes principales. En Amérique du Sud les dimensions de toute chose sont tellement grandes que l’on pourrait comparer ce que montre ma carte avec une carte au 1/ 25 000 d’un lac des Pyrénées ou des Alpes. La différence c’est que le lac que je vois a une surface de plus de deux mille kilomètres carrés, que le volcan qui le domine culmine à plus de 5000 mètres et que sa circonférence doit faire une centaine de kilomètres. Tout est vraiment disproportionné comparativement à l’Europe. Aussi la vision est déconcertante, car un relief que l’on perçoit comme proche peut facilement se trouver à soixante-dix kilomètres, voire plus.
Depuis plus de trois mois que nous roulons à travers les Andes, j'ai parfaitement intégré les notions de distances et les fausses impressions procurées au premier coup d’œil. Je sais que cette vision initiale du salar ne nous donne pas une réelle idée des dimensions de ce panorama gigantesque. Au sud je distingue des montagnes qui, de toute évidence, marquent la fin de cet incroyable miroir étincelant aux rayons du soleil. Mais ne nous y trompons pas, ces hauteurs qui délimitent la frontière méridionale du salar se situent à plus de cent kilomètres de mon point d’observation.
Alors que nous contemplons ce spectacle, nous ne savons pas encore si nous pourrons couper au plus court pour rejoindre cette mer pétrifiée qui se situe au-delà d’espaces aux contours indistincts. Pour le moment, il nous faut rejoindre la ville de Colchane, petite bourgade frontière perdue au milieu du désert et chercher à nous y renseigner. Les montagnes qui la dominent resplendissent d’une beauté fascinante, en particulier au coucher du soleil lorsque les multiples couches géologiques et les rejets volcaniques à base de soufre s’enflamment dans la lumière rasante et révèlent à ce moment privilégié toute leur palette de teintes.
Nous nous installons dans un hôtel spartiate tenu par un couple d’Indiens très serviables. Une fois mes affaires déposées, je pars m’informer chez les carabinieros qui hélas ne me seront pas d’un grand secours. Ils me parlent de la partie chilienne du salar mais ne savent pas ou ne veulent rien dire sur sa partie bolivienne alors que seule cette dernière m’intéresse. Dommage, nos incertitudes ne seront donc pas levées.
Le lendemain nous repartons après une bonne nuit réparatrice. Les formalités douanières sont rapidement effectuées, et nous voilà en route pour le village de Pisiga en Bolivie où nous compléterons notre ravitaillement tout particulièrement en eau. D’après la carte il se trouve à dix kilomètres de la frontière. Nous empruntons une magnifique route bétonnée en construction, totalement déserte et fonçons vers notre destination. Après une quinzaine de kilomètres, pas de Pisiga en vue.
Nous réalisons alors qu’il s’agissait de la ville frontière. D’un commun accord nous décidons de ne pas faire demi-tour. Dans l’état actuel de nos connaissances, nous ne pouvons aborder directement le salar qui se trouve à quelques kilomètres à notre droite, et qui est protégé par un no man’s land de sable qui s’apparente à un phénoménal terrain mouvant. Nous envisageons de remonter à Sabaya distante d’une cinquantaine de kilomètres au nord et de là trouver une piste qui nous ramènera au salar en une trentaine de kilomètres supplémentaires. Donc si notre ravitaillement est pour le moment incomplet, ayant loupé Pisiga, nous aurons encore la possibilité de le compléter lors de notre passage à Sabaya. Mais je ne me résigne pas et si une possibilité se présente de pouvoir couper pour rejoindre directement le salar et sa piste d’entrée il ne faut pas la louper. Alors eau et ravitaillement risqueront de nous faire défaut. Je questionne un ingénieur travaillant sur la nouvelle route. Ce dernier me fournit des indications relativement précises nous redonnant ainsi quelque espoir de mettre à exécution notre intention de passer directement à travers le petit massif qui nous sépare de la gigantesque étendue blanche.
Un chemin doit s’ouvrir deux kilomètres plus loin. Mais nous avons appris à nous méfier des renseignements donnés qu’ils soient kilométriques ou qu’ils qualifient la difficulté des côtes rencontrées voire l’état du terrain, étant donné que les perceptions à bord d’un véhicule 4X4 et sur un vélo ne sont pas les mêmes. Un kilomètre plus loin, une trace part sur la droite, et bien que ce soit proche en considération des informations données, il faut tester. Avant de nous y engager, je vois un ouvrier sur le chantier de la route et lui demande. Sans hésiter il me certifie que le chemin mène là où nous voulons aller. Nous entamons la descente. Quelques centaines de mètres plus bas, une petite maison marque un point d’arrêt et le chemin se perd dans une carrière abandonnée. Un tertre dominant la région me permet de constater que s’il existe un accès en tout cas il ne passe pas par là. Je scrute minutieusement les espaces qui s’ouvrent à nous. Le salar n’est pas très loin mais comme toujours la distance est difficile à apprécier. La bande de terre pour y accéder est terriblement tourmentée et sa consistance instable. Le sable, pire ennemi du cycliste, règne en maître dans ces contrées. Face à ces difficultés nous rebroussons chemin en poussant nos vélos. Je commence à douter de la possibilité de passer directement pour éviter un détour de quatre-vingt kilomètres. Pour ne rien arranger, la route magnifique en béton que nous suivons depuis une vingtaine de kilomètres a pris fin. Sa construction s’étant arrêtée quelques kilomètres auparavant, les cailloux et la poussière ont remplacé cette belle surface lisse et roulante.
Quelques centaines de mètres plus loin, alors que je suis presque résigné, Jean distingue une piste sableuse qui se dirige dans la direction souhaitée. Elle semble rébarbative et peu fiable et nous nous y engageons sans conviction. Bien que la descente soit assez prononcée rapidement nous devons à nouveau pousser les vélos. Le sable ne pardonne rien aux cyclistes. Quelques virages, et notre sente pénètre dans un vallon qui se dessine de plus en plus nettement. Peut-être un espoir que cela nous conduise où nous voulons ? Des traces de pneus de véhicules à moteur nous laissent espérer une issue favorable, ce qui est très rassurant. En effet, si nous devions remonter à la route, il nous faudrait développer de sacrés efforts et peut-être se mettre à deux pour pousser les vélos, expérience que nous avons déjà vécue. Mais non, la piste descend présentant des indices encourageants, même si parfois les traces de pneus s’évanouissent. Cette disparition d’empreintes fait spontanément resurgir nos craintes. Heureusement elles réapparaissent un peu plus loin et de plus semblent venir du bas, ce qui rallume toutes nos espérances. Cela fait plus de six kilomètres que nous poussons nos vélos. Je constate alors que le sol en dehors du chemin est plus solide et qu’il nous permet de rouler. Nous voilà par conséquent partis à louvoyer parmi une végétation rabougrie ce qui est très appréciable comparativement au poussage épuisant dans du sable pulvérulent.
Nous atteignons un village que nous imaginons désert car cela fait maintenant plus de quinze jours que nous traversons des lieux identiques entre Chili et Bolivie. Aujourd’hui miracle, un homme se trouve devant l’une des maisons. Nous allons lui demander conseil. Il nous confirme qu’en suivant la piste qui part à l’est nous allons trouver dans une dizaine de kilomètres l’accès au salar et nous affirme également que l’état du chemin s’améliorera. Cependant, il nous dissuade d’essayer de rejoindre au plus court l’étendue de sel sur notre droite en passant à travers de grands prés rabougris sur lesquels paissent des lamas. C’est déjà pas mal, nous faisons nos comptes, cela fera une vingtaine de kilomètres au lieu des quatre-vingt prévus. Nous espérons même gagner une journée et bivouaquer ce soir au milieu de cette mer pétrifiée.
La pause casse-croûte est la bienvenue, même s’il ne s’agit que d’un bout de pain avec un peu de thon de très mauvaise qualité que j’ai toutes les peines du monde à ingurgiter. Nous nous mettons en mouvement. L’état de la piste dans un premier temps n’est pas terrible et ne permet pas de rouler mais rapidement, bien que ce ne soit pas très confortable, nous constatons que nous pouvons pédaler en restant dans les prés. Un peu plus loin, nous découvrons de très étroits passages stabilisés, de quelques dizaines de centimètres de large, qui autorisent une vitesse dont nous n’avons plus l’habitude. En quelques mètres, nous prenons le coup pour rester sur ces minces bandes de roulement et ainsi nous progressons de plusieurs kilomètres.
Au cours de ces premiers tours de roues en bordure de ce lieu spectaculaire et insolite nous prenons plus précisément conscience de son immensité. Il est vrai que j’ai besoin de me référer à ma carte pour me persuader que les pics et volcans que je vois au sud sont à plus de soixante kilomètres puisque nous allons parcourir cette étendue blanche sur cette distance. Ainsi donc, le grand volcan que je distingue très nettement plein sud se dresse à plus de quatre-vingt kilomètres, stupéfiant, parce que c’est presque la distance de Lyon à Valence ! Il est rassurant de constater que nous garderons tout au long de cette traversée des repères qui nous éviteront de tourner en rond car, d’après certaines informations lues, l'action de la boussole serait altérée, voire inefficace en raison de la présence de lithium pouvant perturber le champ magnétique. Quant au GPS que je possédais, il m’a été volé au Pérou. Cependant, nous observerons que la boussole fonctionne très bien et donne une bonne indication sur les deux salars. Existe-il des points particuliers sur ces surfaces où le champ magnétique serait perturbé de façon très locale ? Les différents essais que j’effectuerai en relation avec le soleil ou des points topographiques caractéristiques me donneront des relèvements tout à fait conformes aux directions estimées.
Le village attendu de Villa Natalis apparaît. Nous remarquons dans la partie ouest du salar une activité liée sans doute à l’exploitation du sel. Apparemment, de temps à autre, des camions passent dans le lointain. Ce bourg est habité et un petit attroupement se forme autour de nous. Nos réserves étant assez faibles, nous devons impérativement nous procurer un complément de ravitaillement surtout en eau. On nous vend péniblement une bouteille de Coca-Cola que nous vidons dans la foulée. Nous remplissons nos bouteilles vides au puits du village. Notre bilan hydrique se monte à un peu moins de vingt litres à trois et si nous ne nous perdons pas, cela devrait suffire. Effectivement, les quelques renseignements glanés de différentes provenances semblent concorder en matière de possibilité d’approvisionnement en eau dans tous les villages rencontrés. Lorsque l’on voit l’aspect désertique de la région, on pourrait en douter mais nous aurons l’occasion de constater que c’est bien vrai. Même dans les hameaux déserts se cache toujours un robinet qui fournit une eau claire, fraîche et non salée, mystère des écoulements souterrains.
Les villageois nous indiquent une petite île, distante de dix kilomètres sur laquelle nous trouverons, paraît-il, un hébergement. Incroyable, ce ne sera même plus de l’aventure ! Le vent de l’après-midi souffle avec son cortège de poussière. Durant ces trois mois de voyage, celle-ci aura été notre lot quotidien. Pour nous en protéger nous allons tester différents procédés : écharpe, masque de chirurgie, respiration retenue, mais rien ne sera vraiment efficace et nous respirerons de véritables bouffées de terre avec tous les désagréments que cela génère au niveau du système respiratoire. Le grand air pur des montagnes et des régions inhabitées que nous attendions, nous ne l’avons jamais respiré. En revanche, des nuages épais de poussière chargés de particules irritantes, soulevés par le vent ou les véhicules, nous auront accompagnés bien souvent tout au long des milliers de kilomètres de piste.
Nous nous engageons sur le salar par une véritable route, large mais cabossée, très nettement marquée parce que surélevée par un remblai d’une bonne cinquantaine de centimètres. Nous comprenons bien pourquoi il est nécessaire d’arriver par ce type d’accès aménagé. Autour tout est mou, sable et sel, et le vélo nécessiterait d’être poussé, ou encore porté, sur des distances infinies. Nous atteignons cette fameuse île, sans avoir mis le « pneu » sur le sel. La progression s’est effectuée sur une longue langue de terre qui s’avance sur cette mer étrange. Que l’endroit semble désolé ! Quelques maisons abandonnées ou cadenassées résistent tristement aux assauts des bourrasques. Un homme en train d’ordonner des briques de terre est la seule présence vivante en dehors de deux chiens qui nous escortent de leurs aboiements. C’est tout naturellement que nous nous renseignons auprès de ce travailleur solitaire pour avoir confirmation d’un éventuel lieu pour dormir. Il nous répond par la négative sans même lever la tête. Nous ne semblons pas être les bienvenus dans ce recoin désert et lugubre. Nous partons à la recherche d’un point de chute pour la nuit au milieu de cet habitat misérable et dispersé. Le soleil décline et à plus de 3600 mètres la fraîcheur arrive rapidement. Un enclos de pierres à quelques centaines de mètres devrait offrir une assez bonne protection contre le vent. Je traverse à vélo des zones dures pour y jeter un coup d’œil. En regardant par-dessus cette enceinte assez haute, je suis aussi surpris que les deux habitants du lieu qui ne sont que deux gros cochons. Il n’est pas question de leur disputer l’emplacement ! Chacun de notre côté nous nous mettons, Jean, Alain et moi-même, en quête de ce qui pourrait servir d’abri parmi les maisons en ruine, mais toutes sont de véritables dépotoirs et servent bien souvent de lieu d’aisance. Vu l’état du sol et malgré les apparences il doit y avoir du passage. Cependant, à cette heure tardive, à part l’homme taciturne interrogé, il n’y a pas âme qui vive.
Finalement nous réussissons à installer nos tentes à l’abri d’un mur sur un replat. Comme l’habitude en a été prise, Jean prépare le repas constitué d’une soupe et d’une platée de nouilles. Sans notre cuistot, Alain et moi, par flemme et par fatigue, nous nous satisferions de grignoter quelque chose de froid. Mais il faut bien reconnaître qu’un repas chaud c’est mieux ! Ces victuailles vite englouties, nous nous blottissons dans nos sacs de couchage, à l’intérieur de nos abris chahutés par le vent qui, comme à l’accoutumée, va se calmer peu de temps après l’arrivée de la nuit. Nous passons une longue nuit presque paisible. Cependant plusieurs camions surgis de nulle part nous réveillent de temps à autre. Mystère de ces régions presque désertiques où en pleine nuit une circulation improbable vient vous rappeler que vous n’êtes pas si loin de la civilisation.
Le jour se lève, l’air est immobile. Ce matin, comme à chaque fois, le lieu nous apparaît moins triste et moins hostile qu’hier soir. En effet, la venue en fin de journée de l’obscurité, accompagnée d’un vent furieux, alors que nous sommes fatigués et donc plus sensibles aux basses températures, a un effet non négligeable sur le moral. Raison pour laquelle on a tendance à voir les choses de façon plus sinistre. Cette nuit, le froid n’a pas été très intense, seulement quelques degrés en-dessous de zéro. Le soleil se lève sur cet espace, spectacle magnifique. Nous déjeunons et enfourchons rapidement nos montures. Nous sommes toujours sur la langue de terre qui devient de plus en plus étroite. Nous essayons de prendre pied sur le salar mais le premier essai n’est pas le bon. Enfin, nous voilà sur le grand tapis blanc. Au début tout va pour le mieux, un vrai billard. Selon les endroits le sel a des aspects différents mais le roulement est facile. Puis des changements apparaissent, un peu à la manière d’une calotte glacière où des plaques se chevauchent, ce qui nous freine considérablement. Aucune trace de véhicule n’est visible. Nous progressons de la sorte en direction du sud en parcourant un immense bras de sel de plusieurs kilomètres de large. Lorsqu’il prend fin, nous pénétrons dans une immensité plate, impression stupéfiante. Sur notre gauche l’horizon disparaît au-delà de cet infini immaculé. Que la sensation est étrange de pédaler dans cet univers à la couleur de neige, duquel aucun bruit ne monte. Seul le craquement des concrétions salines qui s’écrasent sous nos roues apporte un léger fond sonore. Les aspects que prend la surface de ce sol pétrifié fluctuent à l’infini, passant du billard lisse jusqu’au moutonnement en vaguelettes, et toute une série de variations s’offrent à nous. Parfois sur quelques mètres, d’autres fois sur quelques kilomètres. Nous apprenons à découvrir un nouveau monde. Mais toujours nous arriverons à rouler au moins à dix ou quinze kilomètres à l’heure. Pour nous c’est inespéré, car nous avons aussi expérimenté les trois kilomètres à l’heure de moyenne en développant des efforts considérables. Pour le moment tout va pour le mieux. Nous distinguons un véhicule loin sur notre droite. Nous ne nous risquons pas à en estimer la distance, tout est tellement trompeur. On dirait un camion haut perché. Nous interceptons une trace dure qui manifestement est un axe de passage. Nous la suivons et arrivons à la hauteur du véhicule arrêté. Il s’agit d’une voiture en panne d’huile au beau milieu de cet endroit insolite. Les deux occupants en sont descendus et nous demandent si nous pouvons les en dépanner. À part nos petites burettes pour graisser nos chaînes, nous ne pouvons rien leur offrir. Tomber en panne dans un endroit pareil, il faut quand même le faire ! L’itinéraire sur lequel nous nous trouvons prend une direction franchement à l’est. Le chemin le plus court pour nous consisterait à partir pratiquement plein sud pour rejoindre une piste sur le bord du salar.
Après concertation nous décidons de prendre cette direction au plus court. Comme c’est étrange, la limite semble toute proche, alors que les informations que nous avons corroborées par la carte nous disent qu’il y a au moins trente kilomètres. Mais si nous avançons correctement nous rejoindrons la terre dans trois heures au maximum. Malheureusement la situation va se compliquer. Le sol devient mou, la vitesse tombe aux environs des cinq à l’heure puis nous sommes obligés de mettre pied à terre et de pousser nos engins lourdement lestés. Les vélos ne sont vraiment pas conçus pour être poussés. Dans cet espace immense où la vue porte si loin, se traîner comme des limaces donne une réelle sensation d’immobilité. Tous les repères auxquels nous pouvons accrocher notre regard se trouvent à des dizaines de kilomètres. Vers midi, nous effectuons une halte sur un petit espace de terre de quelques dizaines de mètres carrés perdu au milieu de cette surface blanche, éclatante au soleil. Jean prépare une platée de pâtes dont nous buvons l’eau de cuisson car nous sentons bien que le piège du salar risque de se refermer sur nous alors que nos réserves sont faibles. Après le repas, tandis que Jean fait une sieste et qu’Alain reste avec lui, je pars sonder les environs pour essayer de trouver la route la moins difficile ou plutôt la moins molle. Plein est, je suis une trace d’animaux, sans doute un troupeau de lamas, ce qui me permet de rouler sur un ruban d’une dizaine de centimètres solide. Mais après avoir parcouru quelques centaines de mètres, je viens buter sur un marais ce qui explique pourquoi ça et là des touffes d’herbes apparaissent, juchées sur de petits monticules de terre. La progression devient impossible. Je rejoins mes camarades et fais un essai plein sud. C’est mou mais en poussant la progression reste possible. Nous décidons d’insister dans cette direction, tout en espérant ne pas être arrêtés par des zones marécageuses. De plus, avec la chaleur de la journée, des mirages nous plongent dans la perplexité et nous avons réellement l’illusion d’être entourés de grandes masses liquides. La vision est inquiétante, car ce que nous percevons a toutes les apparences de la réalité. Nous allons pousser durant encore quinze kilomètres en alternance sur sel ou sable. Lorsque ce dernier prend des teintes sombres, nous sommes piégés par un matériau dans lequel les vélos s’enlisent parfois jusqu’aux moyeux. Dans ce cas, il nous faut quasiment les porter et nous nous enfonçons alors jusqu’aux chevilles. Dans cette immensité où tout apparaît si proche, mais en réalité où tout se trouve très loin, nous éprouvons une vraie sensation d’être cloués au sol. L’inquiétude naît en nous, allons-nous sortir de ce traquenard avant la nuit ? Depuis mon retour en France j’ai lu des récits de personnes qui s’étaient perdues dans ce coin du désert. Manifestement elles n’avaient pas persévéré à garder le cap plein sud. Pour ma part je commence à me poser la question, mais je me dis qu’au rythme de trois kilomètres à l’heure, nous pouvons parcourir une bonne distance avant la nuit qui n’arrivera que vers vingt heures. Plus le soir approche, plus je me sens motivé pour voir si nous sommes en mesure de sortir par ce côté. Je suis partisan de marcher tant que c’est possible, même si la nuit arrive. Mais ce n’est pas le cas de Jean qui commence à envisager un bivouac. Cette incertitude m’enlève toute envie d’arrêt avant de savoir si nous sommes capables de passer. Le sel commence à céder la place à la terre de façon plus régulière. Nous arrivons même à remonter sur nos vélos le long d’une minuscule sente d’animaux puis nous coupons des traces de pneus. Le bord ne doit plus être très loin. D’après ma carte un chemin longe la partie sud du salar. Nous n’avons vu aucun mouvement pourtant facilement visible même de loin, les véhicules soulevant de grands nuages de poussière. Jean pense que le chemin ne passe pas là. Si c’est le cas nous sommes dans de beaux draps. Vers dix-neuf heures nous sentons que nous approchons de la sortie de ce piège. Là-bas, loin sur la droite s’élèvent des volutes poussiéreuses. Un véhicule ! Manifestement il suit la limite du salar. Le chemin est bien là. Je pousse un ouf de soulagement. Effectivement nous sortons. Un camion passe à quelques centaines de mètres de nous. Le chauffeur freine et nous regarde de loin, sans doute intrigué, car la traversée par cet endroit ne doit pas être très fréquente. Nous trouvons une zone plate. À deux kilomètres se trouve un petit village perché. Je m’y rends pendant que mes camarades installent les tentes en ce lieu propice, dans l’espoir de ramener de l’eau. Je le rejoins assez facilement, bien que j’aie eu à pousser dans le sable sur les cinq cents derniers mètres. Il est habité et comme par miracle, un robinet prodigue une eau claire et fraîche. Je reviens avec mes bouteilles pleines, ce qui nous permettra un bivouac confortable. Notre satisfaction est vive d’être sortis de ce « guêpier ». En regardant au nord nous distinguons très nettement la montagne le long de laquelle nous sommes descendus hier pour rejoindre le salar. Elle est à plus de soixante-dix kilomètres, cela paraît à peine croyable, et pourtant le compteur et la carte donnent la même indication.
Assister à la venue de la nuit dans ces lieux retirés est un spectacle fascinant. Le ciel prend des teintes rouges qui contrastent avec le sombre des grandes montagnes en contre-jour. On imagine bien de la sorte les espaces préhistoriques seulement peuplés de dinosaures. De plus le vent s’en donne à cœur joie comme chaque soir. Cette nuit je vais bien dormir et le lendemain me réveiller à sept heures, alors qu’il fait déjà bien clair, ce qui est exceptionnel n’étant pas un grand dormeur.
Une fois encore l’air est immobile dans le matin, le silence absolu, presque assourdissant. J’ai envie de retenir mon souffle pour ne pas troubler l’esprit du lieu et rompre l’enchantement. Je pars me promener à pied sur nos traces de la veille que je ne retrouve pas dans cet espace sans limites. Quelques gros oiseaux s’envolent à mon approche. En partie gelé un ruisseau court au milieu du sel. Il n’a pas dû faire bien chaud cette nuit. De retour aux tentes, je constate que la grosse bouteille d’eau que j’ai oubliée sur mon porte-bagages est devenue un énorme glaçon de plusieurs litres. Heureusement que le contenant est en plastique ! Le changement de température est rapide. Une demi-heure après l’apparition du soleil le thermomètre reprend une vingtaine de degrés.
Aujourd’hui nous espérons une étape facile, seule une trentaine de kilomètres nous sépare de la petite ville de Llica, point d’entrée du salar d’Uyuni. Les deux kilomètres que j’ai effectués sur cette piste hier pour aller chercher de l’eau m’ont permis de constater qu’elle était en très bon état. Mais je ne l’ai empruntée que sur une courte distance. La suite sera complètement différente. L’empire du sable va reprendre et nous allons nous battre à pied contre un terrain qui ne nous laissera aucun répit. Généralement les pistes sablonneuses que nous avons expérimentées jusqu’à aujourd’hui présentaient des zones non praticables, mais elles alternaient avec de grandes parties où nous pouvions enfourcher nos vélos. Là, impossible de pédaler, les endroits « roulables » sont quasi inexistants et, sur quatorze kilomètres, nous allons encore les pousser dans un sable qui nous retient comme de la colle. Je maudis cette piste car l’étape supposée facile se transforme en véritable calvaire, surtout après la gigantesque séance de poussage de la veille.
Lorsque nous arrivons à Challacollo, Jean décide d’aller voir s’il s’y trouve un restaurant. Alors qu’il vient tout juste de nous quitter et qu’il pénètre dans ce village, un pick-up en sort. À grands renforts de gestes je me précipite derrière lui. Pourvu qu’il m’attende ! Le chauffeur m’a remarqué et je cours littéralement, mon vélo à la main. Contrairement à Jean qui lui avait demandé s’il y avait de quoi se restaurer, moi je suis intéressé par sa destination. Il va à Llica, quelle chance ! Immédiatement je m’enquiers de savoir s’il peut nous charger avec nos vélos. Alain trouve l’idée séduisante, il y est tout de suite favorable. Jean, revenant vers nous, est plus réticent, considérant que c’est un peu trahir l’esprit du cyclotourisme. Pour ma part, je considère que pousser son vélo dans le sable, c’est comme naviguer avec une bassine, un objet pas du tout adapté à cet emploi. En fin de compte nous finissons tous les trois sur la plate-forme du véhicule en compagnie d’un couple de vieux Indiens. Les quinze kilomètres nous séparant de Llica sont couverts en une demi-heure. Vu l’état de la piste, il nous aurait bien fallu à vélo un minimum de quatre heures et avec la grosse chaleur qui montait, nous en aurions vraiment bavé. À treize heures nous sommes installés dans un restaurant sympathique devant une belle assiette de poulet au riz que je savoure sans remords ni regrets. Alain ne semble pas avoir plus d’états d’âme que moi, ce qui n’est pas le cas de Jean. Je sens dans son regard une forme de reproche. Nos conceptions divergent quelque peu. Je roule avant tout pour le plaisir, les calvaires interminables je n’en raffole pas. Pousser son vélo, sans aucun espoir de pouvoir rouler sur la moindre parcelle, ne m’attire pas spécialement et si je peux m’en dispenser je n’hésite pas.
Cette opinion que je viens d’exprimer dans les lignes précédentes correspondait à mon état d’esprit en 2009. Depuis j’ai effectué deux autres voyages à vélo dans ces régions désertiques, en 2013 et 2018, et je suis devenu un inconditionnel du tout à pied ou à vélo quelles que soient les conditions. Ce premier voyage est resté pour moi en quelque sorte une initiation, j’y ai fait mes armes. Les expériences ont besoin de décanter et les envies de mûrir. J’aurais très bien pu être dégoûté par ce premier séjour. Mais je ne saurais dire pourquoi l’appel a été le plus fort, la révélation de l’Atacama s’est imposée à moi.
Comme toutes les agglomérations boliviennes avecleurs maisons basses qui se serrent le long de rues en terre ou en sable, cette petite cité de Llica est étonnante. Ici une seule particularité, les voies sont en pente. Quelques épiceries toutes semblables offrent un choix restreint de nourriture. De ces gros villages se dégagent quiétude et nonchalance. Et toujours, à proximité ou sur la « plaza des armas », l’église originale et de couleur vive rappelle que le catholicisme tient une place importante. Une auberge nous accueille, le patron est particulièrement bienveillant et attentif à nos demandes bien que l’établissement soit modeste à l’extrême. La douche se matérialise par un seau d’eau au milieu de la cour. Heureusement que je n’éprouve plus le besoin de me laver systématiquement. Les grands périples nous amènent à des changements radicaux par rapport à nos habitudes de vie sédentaire.
Une fois bien installés et ayant fait un peu de lessive, je commence à m’inquiéter de l’étape du lendemain, le fameux salar d’Uyuni, le plus vaste du monde en regardant les chiffres : Coipasa deux mille cent kilomètres carrés et Uyuni douze mille cinq cents, six fois plus grand. Cette première traversée nous a déjà pas mal étonnés pour ne pas dire impressionnés et j’ose à peine imaginer ce que ce sera sur Uyuni. Avec Alain je pars à pied vers la sortie de la ville essayer de repérer le chemin d’accès au salar. D’un promontoire au niveau des dernières maisons nous avons un excellent point d’observation. À nos pieds s’ouvre un vaste espace duquel surgissent dans le désordre des pics d’origine volcanique. Que c’est immense ! Là, il n’est pas question de voir de l’autre côté. Ma première impression consiste à me dire : mais par où va-t-on bien passer ? Nous continuons à marcher et interrogeons un homme qui nous indique le chemin donnant accès au salar. Tout est tellement cyclopéen que nous voyons bien des grands espaces plus ou moins plats ou hérissés de monticules, mais pas de sel. Cela signifie que ce que notre regard embrasse ce ne sont que les abords de cette mer immobile. Je fais vite la relation avec Coipasa et j’en déduis que les dimensions ne sont pas à la même échelle. Nous avons identifié clairement la route qui nous y conduira et la vue depuis notre position haute ne nous livrera pas d’autre indice. Nos incertitudes nous accompagneront jusqu’au moment de passer à l’action. Le doute, le questionnement, l’appréhension déclenchent des émotions fortes qu’il est impossible d’éprouver lorsqu’on est accompagné d’un guide et on passe alors à côté de l’esprit du voyage.
Nous retournons en ville boire une bière dans ce qui est plus une épicerie qui offre un siège plutôt qu’un bar à proprement parler. Le propriétaire va nous donner quelques indications supplémentaires très intéressantes qui pour une fois se révéleront parfaitement exactes. La piste passe juste au nord de l’île du Pescado avant de se diriger directement sur celle d’Incahuasi. D’après ce que nous savons la première île est visible au moment où la piste arrive au salar, il suffit donc de la prendre en ligne de mire et sur la seconde il y aura de quoi se restaurer. Notre but pour demain consistera donc à atteindre ce deuxième lieu. J’ai aussi pu observer que le volcan Tunapa, haut de 5321 mètres, donc 1700 mètres au-dessus du salar, pointe comme un phare immense qui sera en mesure de nous indiquer un point de repère au nord durant une grande partie de notre traversée.
Forts de tous ces renseignements et ayant récupéré Jean, nous partons dîner tous les trois dans un petit local tenu par une Indienne. Elle nous propose un excellent poulet grillé. Durant le repas des notes de musique qui proviennent de l’extérieur nous interpellent. Nous allons voir sur le pas de la porte et la stupéfaction nous cueille. Des foules arrivent pratiquement au pas cadencé, descendant en rangs compacts les rues rectilignes. Mais d’où sortent tous ces gens ? Par groupes d’une centaine de personnes, ils arborent des tenues différentes, égayées de lampions et lumières parfois accrochées en haut d’antennes, qui se balancent au gré du pas rythmé. Les participants de l’un des groupes portent comme un sac à dos, fait d’une petite caisse cubique dans laquelle une bougie tient lieu de lanterne. Sur la face arrière de ce fardeau, la photo très célèbre du Ché, qui pour l’avoir constaté, reste très populaire en Amérique du Sud. Et pour entretenir le rythme, les orchestres, je dis bien les orchestres car ils sont au moins au nombre de trois, répartis tout au long du cortège, jouent de façon endiablée des musiques ponctuant la marche rapide. Ce qui m’a le plus surpris dans ces contrées, ce sont ces défilés festifs quasi permanents. Le spectacle est vraiment étonnant. Dans le cas présent nous restons médusés à regarder passer dans la nuit cet étrange mais très sympathique cortège. On nous explique qu’il s’agit de l’anniversaire de Potosi. S’agit-il de la ville ? Nous n’en saurons pas plus.
Nous décidons d’un départ très matinal malgré le froid. Dès sept heures nous roulons. La ville est vite traversée, le poste militaire qui en contrôle l’accès nous laisse passer sans aucune difficulté. La piste sur douze kilomètres représente en quelque sorte le prélude à l’entrée dans ce site naturel unique. Nous le voyons s’ouvrir devant nous, son immensité toujours plus présente. Pas de véhicule en vue, est-ce que cette traversée sera aussi déserte que celle de Coipasa ?
Au loin de la poussière monte de la piste en provenance du salar. Un camion nous croise, je fais signe au chauffeur qui s’arrête. Je lui demande confirmation que nous roulons bien sur la bonne trajectoire et m’assure également que l’île que je crois être celle du Pescado est vraiment la bonne. Il me le confirme. Située exactement à quarante-huit kilomètres du bord du salar, indication qui me sera donnée par mon compteur, cette île sort comme un point minuscule qui semble danser sur cette surface plane blanche reflétant une lumière vive. Pareillement à l’entrée sur Coipasa, une piste surélevée sur quelques kilomètres donne accès au sel dur. Nous y voilà. Démesuré, époustouflant, incroyable ! D’ouest en est, notre traversée sera exactement de cent quarante-cinq kilomètres sur ce sel éclatant. Aujourd’hui nous en parcourrons soixante-douze et demain soixante-treize.
Le soleil est bien en face à l’est. Notre volcan balisant le nord nous domine, l’île du Pescado est bien identifiée, on peut y aller. La direction à prendre est sud-est. La trace de pneus que nous suivons et qui teinte le sol en gris part dans la bonne direction. Ce n’est qu’après une quinzaine de kilomètres qu’elle s’incurve vers le nord. Une discussion s’engage entre nous. Je suis partisan de garder le cap et de ne pas suivre la piste qui semble un vrai boulevard. En effet, je crois qu’elle part sur le village de Tahua au pied du volcan Tunapa, ce qui n’est vraiment pas notre route, notre traversée devant nous conduire presque plein est. Nous restons sur une trace qui converge vers l’île du Pescado. Mais elle n’est pas bien marquée et de plus, depuis le camion croisé il y a quelques heures, pas un seul véhicule n’est apparu. Un léger doute subsiste en moi. Mais sur la droite il me semble voir une trace importante. Je la rejoins en coupant à travers le sel, très roulant car compact, presque autant que les chemins tracés par les véhicules. Je découvre une vraie « autoroute » lisse et dure. Elle pointe directement sur l’île qui nous sert de balise. Mes incertitudes s’estompent. Nous roulons à vive allure, aux environs des vingt-cinq à l’heure. À l’est l’étendue de sel disparaît dans le néant au point que je ne peux distinguer la limite entre ciel et terre. Que cela me semble étrange ! Au sud et au nord d’immenses montagnes dessinent les contours lointains de ce bassin titanesque. Epoustouflant. Je m’arrête et tourne sur moi-même complètement subjugué par ce spectacle quasi irréel. Nous sommes seuls. Nous ne verrons aucun véhicule jusqu’à l’île d’Incahuasi. Je contemple le paysage le plus exceptionnel et étrange qu’il m’ait été donné d’admirer. Le fait de s’y trouver seul et à vélo, en quelque sorte assez vulnérable, donne à l’endroit une dimension véritablement extraordinaire. Être à bicyclette en ce lieu est une expérience inimaginable qui procure des émotions fortes, difficiles à décrire. Toute une foule de reportages lus et de photos vues me viennent à l’esprit, en particulier celle de la couverture de la revue trimestrielle « carnets d’aventure », sur laquelle on voit au beau milieu du salar trois beaux gaillards blonds et nus cachant leur pudeur chacun derrière une sacoche de vélo de couleur vive. Elle m’avait beaucoup plu car, outre le côté esthétique indéniable de tous les éléments de la photo, les trois compères rayonnaient de joie. Mais une polémique avait éclaté. Quelques lecteurs purs et durs, peut-être un peu puritains rigides, en avaient fait le reproche à la rédaction, qui avait à mon sens su répondre habilement et très diplomatiquement.
Encore une fois les distances sont démesurées et la vue porte au-delà. L’île du Pescado grossit et d’infime marque elle se métamorphose en forme allongée un peu à la manière d’un gros poisson. De plus, tout là-bas dans le néant entre blanc du sel et bleu du ciel, une marque noire émerge de la piste. Par le fait d’une illusion, elle semble danser, monter et descendre au moment de son apparition sur la ligne d’horizon. L’île d’Incahuasi pointe le bout de son point culminant. Nous passons au large de la première, celle du Pescado, exactement à quarante-huit kilomètres du bord. Maintenant la seconde île va se rapprocher lentement et le compteur indiquera vingt-quatre kilomètres de plus. L’euphorie qui m’habite annihile la notion de temps et je n’ai vraiment pas l’impression de parcourir de telles distances. Et puis lorsque je me retourne je vois assez précisément le lieu où nous sommes entrés sur le sel en prenant des repères sur les montagnes. Comment imaginer que c’est si loin. D’autres étapes nous avaient demandé beaucoup plus d’efforts et de temps pour un kilométrage bien inférieur !
Incahuasi grossit et la piste arrive droit dessus. Nous constatons qu’il y a pas mal de circulation. Nous y voici. Comme c’est étrange, les véhicules 4x4 viennent se garer devant la terre en restant sur le sel, à la manière de bateaux venant à l’attache. Cela est d’autant plus étonnant qu’au beau milieu de l’île se dessine comme un petit golfe, en bordure duquel les voitures se garent sagement.
Nous passons du désert à la foule et j’aime ce paradoxe car il y a un petit côté réconfortant que je ne saurais expliquer. Dans deux jours je vais parcourir le salar dans un autre sens et cette fois en voiture. Ce sera une autre expérience, mais il est vrai que le vélo représente le moyen le plus adapté pour se faire un immense plaisir et ressentir toute la grandeur du lieu. Je constate qu’il y a beaucoup de Français. Partout où je suis allé ces dernières années le pourcentage de nos compatriotes était important. Alors que j’ai souvent entendu dire que nous sommes un peuple qui ne voyage pas beaucoup, manifestement c’est le contraire.
Alain et moi accostons alors que Jean est déjà arrivé depuis un certain temps. Que cet endroit est étonnant, îlot perdu dans cette immensité. Les cactus candélabres ont colonisé le lieu. Ce sont de véritables arbres qui montent jusqu’à dix mètres. Les plus vieux sont millénaires. Nous allons déjeuner au restaurant. Bien évidemment les prix sont beaucoup plus élevés que ceux dont nous avons l’habitude en Bolivie, mais cela reste cependant bon marché. On nous apporte le grand livre des voyageurs à vélo sur lequel chacun témoigne de son passage. Pour certains cela va du petit mot quand d'autres en couvrent deux pages. Quelques-uns y ont ajouté de nombreuses photos ou des schémas de leur périple. Je constate que nombreux sont ceux qui sont passés par ce secteur quasi obligé du cyclotourisme au cours d’une traversée des deux Amériques, de l’Alaska à la terre de Feu. Nous découvrons qu’étant venus à bicyclette, nous aurons le privilège de pouvoir dormir sur place, ce qui ne sera pas le cas pour ceux qui sont arrivés en voiture.
Le soir approchant, les visiteurs véhiculés désertent les uns après les autres le site et nous nous retrouvons seuls en compagnie des neuf Indiens qui demeurent ici, afin de gérer le flux touristique. Avec le départ des touristes, la chaleur nous quitte aussi. La luminosité aveuglante diminue, l’espace environnant devient plus hostile. Les pierres et la flore de l’île semblent se métamorphoser, changeant de couleurs à la manière d’un caméléon. Les grandes étendues blanches prennent des tonalités plus roses, un peu pastel. À l’horizon la jonction entre le sel et le ciel s’éteint progressivement dans des teintes bleu profond. Le froid et le vent ajoutent une touche sévère au tableau. Le soleil, pour sa part, dans un dernier effort allume et incendie les nuages épars d’un rouge vif qui fait ressortir la multitude de plans de crêtes de montagnes qui se découpent et s’enchevêtrent jusqu’à l’infini. Je pars seul marcher sur le salar alors que la nuit, installant l’obscurité, étend son mystère. Que l’impression est forte. À part les rafales de vent, plus aucun bruit de moteur ou de voix ne perturbe le lieu. On pourrait se croire perdu sur une calotte glaciaire quelque part au pôle nord ou sud. Un même lieu à différentes heures de la journée, dans différentes conditions, avec plus ou moins de monde délivre une impression totalement modifiée. Toutes les personnes qui se seront succédé dans la journée ne repartent pas avec les mêmes souvenirs, l’endroit s’étant montré sous des aspects tellement dissemblables. Ce soir, cette immensité bordée de pics innombrables plongeant dans les ténèbres me subjugue. C’est presque à contrecœur que je rejoins l’île et mes camarades.
Le local qui nous est attribué pour une somme modique est simple, mais la vue sur le salar par une grande baie vitrée est absolument sublime. Il est des moments dont on se souvient longtemps, eh bien ce petit refuge me laissera un souvenir durable. Nous aurions aimé que d’autres cyclistes nous rejoignent pour cette nuit. Bien qu’ayant estimé à la lecture du livre d’or que des adeptes du vélo venant du monde entier passaient par là un jour sur deux, nos espoirs seront déçus.
Au matin, je monte au sommet de notre petite île volcanique, afin d’admirer l’apparition du soleil dans ce décor grandiose. Malheureusement une légère brume atténue la grandeur du spectacle. Lorsque apparaît la lumière solaire tout là-bas à l’est derrière des montagnes situées à une centaine de kilomètres, elle balaie cette infinité plate et blanche, d’ouest en est, en l’éclairant graduellement. Mais le phénomène sera ténu du fait de la diffusion à travers les légers nuages perturbateurs. Dommage. Toutefois la vision n’en est pas moins saisissante. Depuis hier après-midi je reste comme hypnotisé devant cette immensité magique que je contemple du haut de ce tertre peuplé de cactus géants. Je redescends, nous petit déjeunons et repartons pour notre deuxième étape sur la plus grande étendue de sel du monde.
Le plaisir est aussi intense que celui éprouvé la veille. On avance rapidement, sans effort, et de toutes parts le regard se perd dans cet espace immaculé bordé très loin de pics et de volcans qui se pressent et se chevauchent dans des baies et des golfes grandioses, dont on discerne à peine les contours à l’infini. Par endroits n’étant pas sûr d’être sur la piste la plus directe, je fais des baïonnettes vers la droite afin d’intercepter d’autres routes. Au cours de ces manœuvres, je foule de mes roues un sel vierge de toute trace. Je vois mes deux camarades de profil loin là-bas qui se découpent comme deux minuscules insectes dans ce décor de géants. La fascination joue à fond.
Mais tout a une fin, l’extrémité du salar se rapproche et les soixante-treize kilomètres sont parcourus trop vite. Il est des endroits dont on ne veut plus s’échapper, pris par un charme puissant. Un peu avant la sortie, un hôtel de sel. Nous nous y arrêtons. Quelques véhicules y stationnent. Nous devenons un peu l’attraction des personnes présentes lorsque nous nous approchons. Bien que ces gens soient sympathiques et que certains d’entre eux parlent correctement notre langue, j’ai un peu la sensation d’être un singe malin que l’on regarde et j’attends le moment où l’on va me lancer des cacahuètes. Je me rends compte qu’être touriste motorisé parmi les touristes, donc incognito, ne me dérange pas du tout, mais avec mon vélo cela me particularise trop et me gêne. Autant au cours des deux semaines précédentes à travers les zones désertiques ignorées des voyageurs, je me suis senti bien, autant maintenant que nous arrivons dans ces parages très courus, j’ai envie d’abandonner mon vélo.
La sortie du salar est balisée comme l’entrée par une véritable route, large et cabossée sur laquelle de nombreux véhicules soulèvent une poussière dense qui nous titille sérieusement les muqueuses. Encore vingt-sept kilomètres d’une piste absolument horrible, sur laquelle se conjuguent tôle ondulée, sable, bosses en tous genres et nous arrivons dans la ville d’Uyuni que notre guide décrit comme vilaine et sans intérêt, froide et austère. Nous, au contraire la trouvons sympathique et animée, et son climat soi-disant rude nous apparaît comme amical, sans doute nos organismes se sont habitués aux conditions rigoureuses auxquelles nous avons été confrontés depuis trois mois que nous arpentons les Andes à vélo.
En ce qui me concerne, je viens d’effectuer la dernière étape sur ma monture, cent kilomètres exactement. En effet, le voyage s'arrête ici pour moi. Mais ces quatre mille kilomètres à vélo ont été tellement intenses qu’ils m’apparaissent comme dans un rêve. Ai-je vraiment vécu ces trois derniers mois ? Et dans ce rêve, s'il en est, le summum a résidé sans conteste dans les trois dernières semaines, avec le bouquet final que je viens de vous conter, Coipasa et Uyuni. Cependant le virus de ces immenses déserts m’a été inoculé et j’y reviendrai à deux reprises pour deux autres traversées, toujours à vélo.
Les salars, ces formations étranges que l’on trouve un peu partout autour de la planète, apparaissent lorsque les conditions géographiques et climatiques se conjuguent. L’Amérique du Sud en possède cent trente répartis principalement sur trois pays, Bolivie, Argentine et Chili. Le couple Coipasa et Uyuni constitue un site stupéfiant et unique au monde.
Deux conditions sont nécessaires à l’apparition d’un salar, la première une plaine en forme de cuvette dans laquelle les eaux d’écoulement vont s’accumuler, la seconde un climat aride ce qui entraîne une évaporation supérieure à la pluviométrie. C’est pour cela que, dans des régions marquées par des saisons des pluies, on peut admirer une partie de l’année ces étendues recouvertes d’une pellicule d’eau de quelques dizaines de centimètres ou les voir à une autre période de l’année dans leur parure de blancheur éclatante.
Ce sel se différencie du sel marin, car il provient de la désagrégation des roches qui constituent les immenses volcans qui entourent ces plaines d’accumulation. Bien évidemment chaque roche fournit une eau d’altération spécifique. Ces remontées volcaniques très riches en différents métaux donnent une multitude de composés qui participent à la spécificité de chaque salar. Des métaux très précieux comme le lithium attirent toutes les convoitises dans notre frénésie de remplacer les voitures dites sales par des voitures réputées propres.
Ces croûtes de sels divers se sont déposées en pellicules dans ces dépressions à la manière d’une eau. Certaines élévations du terrain, émergeant de la ligne de sédimentation, apparaissent comme des îles, là aussi au fil des saisons au milieu d’une étendue soit d’eau soit de sel. Et la ressemblance est telle que le mot île est employé pour les nommer.
Au cours de notre périple à vélo à travers l’Amérique du Sud, cette partie du voyage restera l’un des passages les plus marquants. C’est avec un peu d’appréhension que nous allons nous y engager. Nos recherches ont permis d’obtenir de nombreuses informations malheureusement pas toujours concordantes. De plus les cartes que nous possédons, deux chiliennes et une bolivienne, ne donnent pas les mêmes renseignements, n’indiquent pas les mêmes routes et fournissent des noms de villages différents alors qu’ils sont positionnés en un même lieu. Tout cela ne fait qu’augmenter le mystère d’une région qui apparaît étrange. Le trajet est long, nous l’estimons à plus de trois cents kilomètres si toutefois nous réussissons à passer au plus court. Dans le cas contraire il nous faudra en rajouter une centaine.
Forts de tous ces renseignements et de toutes ces incertitudes, notre curiosité et notre envie de découvrir ces particularités de la nature ne sont que plus fortes. La première apparition de ces lieux insolites se dévoile alors que nous terminons la traversée des parcs nationaux du nord Chili. Au moment où la piste amorce la descente finale sur la ville frontière de Colchane, c’est la surprise. Là-bas à l’horizon, de l’autre côté de la frontière en Bolivie, je distingue une mince trace blanche étincelante dans un lointain difficile à évaluer, orientée nord-sud et bordée par un grand volcan à l’est. La vue porte loin, très loin, ce volcan doit bien se situer à cinquante kilomètres. Les échelles s’entrechoquent dans mon esprit. Ce que je contemple ressemble exactement à ce que représente ma carte du Chili à l’échelle 1/ 2 000 000, bien qu’elle ne soit pas très détaillée. Imaginez ce que l’on voit sur une carte au 1/ 1 000 000 de la France. On ne l’utilise pas pour faire de la topographie encore moins voyager à vélo, mais uniquement pour suivre les routes principales. En Amérique du Sud les dimensions de toute chose sont tellement grandes que l’on pourrait comparer ce que montre ma carte avec une carte au 1/ 25 000 d’un lac des Pyrénées ou des Alpes. La différence c’est que le lac que je vois a une surface de plus de deux mille kilomètres carrés, que le volcan qui le domine culmine à plus de 5000 mètres et que sa circonférence doit faire une centaine de kilomètres. Tout est vraiment disproportionné comparativement à l’Europe. Aussi la vision est déconcertante, car un relief que l’on perçoit comme proche peut facilement se trouver à soixante-dix kilomètres, voire plus.
Depuis plus de trois mois que nous roulons à travers les Andes, j'ai parfaitement intégré les notions de distances et les fausses impressions procurées au premier coup d’œil. Je sais que cette vision initiale du salar ne nous donne pas une réelle idée des dimensions de ce panorama gigantesque. Au sud je distingue des montagnes qui, de toute évidence, marquent la fin de cet incroyable miroir étincelant aux rayons du soleil. Mais ne nous y trompons pas, ces hauteurs qui délimitent la frontière méridionale du salar se situent à plus de cent kilomètres de mon point d’observation.
Alors que nous contemplons ce spectacle, nous ne savons pas encore si nous pourrons couper au plus court pour rejoindre cette mer pétrifiée qui se situe au-delà d’espaces aux contours indistincts. Pour le moment, il nous faut rejoindre la ville de Colchane, petite bourgade frontière perdue au milieu du désert et chercher à nous y renseigner. Les montagnes qui la dominent resplendissent d’une beauté fascinante, en particulier au coucher du soleil lorsque les multiples couches géologiques et les rejets volcaniques à base de soufre s’enflamment dans la lumière rasante et révèlent à ce moment privilégié toute leur palette de teintes.
Nous nous installons dans un hôtel spartiate tenu par un couple d’Indiens très serviables. Une fois mes affaires déposées, je pars m’informer chez les carabinieros qui hélas ne me seront pas d’un grand secours. Ils me parlent de la partie chilienne du salar mais ne savent pas ou ne veulent rien dire sur sa partie bolivienne alors que seule cette dernière m’intéresse. Dommage, nos incertitudes ne seront donc pas levées.
Le lendemain nous repartons après une bonne nuit réparatrice. Les formalités douanières sont rapidement effectuées, et nous voilà en route pour le village de Pisiga en Bolivie où nous compléterons notre ravitaillement tout particulièrement en eau. D’après la carte il se trouve à dix kilomètres de la frontière. Nous empruntons une magnifique route bétonnée en construction, totalement déserte et fonçons vers notre destination. Après une quinzaine de kilomètres, pas de Pisiga en vue.
Nous réalisons alors qu’il s’agissait de la ville frontière. D’un commun accord nous décidons de ne pas faire demi-tour. Dans l’état actuel de nos connaissances, nous ne pouvons aborder directement le salar qui se trouve à quelques kilomètres à notre droite, et qui est protégé par un no man’s land de sable qui s’apparente à un phénoménal terrain mouvant. Nous envisageons de remonter à Sabaya distante d’une cinquantaine de kilomètres au nord et de là trouver une piste qui nous ramènera au salar en une trentaine de kilomètres supplémentaires. Donc si notre ravitaillement est pour le moment incomplet, ayant loupé Pisiga, nous aurons encore la possibilité de le compléter lors de notre passage à Sabaya. Mais je ne me résigne pas et si une possibilité se présente de pouvoir couper pour rejoindre directement le salar et sa piste d’entrée il ne faut pas la louper. Alors eau et ravitaillement risqueront de nous faire défaut. Je questionne un ingénieur travaillant sur la nouvelle route. Ce dernier me fournit des indications relativement précises nous redonnant ainsi quelque espoir de mettre à exécution notre intention de passer directement à travers le petit massif qui nous sépare de la gigantesque étendue blanche.
Un chemin doit s’ouvrir deux kilomètres plus loin. Mais nous avons appris à nous méfier des renseignements donnés qu’ils soient kilométriques ou qu’ils qualifient la difficulté des côtes rencontrées voire l’état du terrain, étant donné que les perceptions à bord d’un véhicule 4X4 et sur un vélo ne sont pas les mêmes. Un kilomètre plus loin, une trace part sur la droite, et bien que ce soit proche en considération des informations données, il faut tester. Avant de nous y engager, je vois un ouvrier sur le chantier de la route et lui demande. Sans hésiter il me certifie que le chemin mène là où nous voulons aller. Nous entamons la descente. Quelques centaines de mètres plus bas, une petite maison marque un point d’arrêt et le chemin se perd dans une carrière abandonnée. Un tertre dominant la région me permet de constater que s’il existe un accès en tout cas il ne passe pas par là. Je scrute minutieusement les espaces qui s’ouvrent à nous. Le salar n’est pas très loin mais comme toujours la distance est difficile à apprécier. La bande de terre pour y accéder est terriblement tourmentée et sa consistance instable. Le sable, pire ennemi du cycliste, règne en maître dans ces contrées. Face à ces difficultés nous rebroussons chemin en poussant nos vélos. Je commence à douter de la possibilité de passer directement pour éviter un détour de quatre-vingt kilomètres. Pour ne rien arranger, la route magnifique en béton que nous suivons depuis une vingtaine de kilomètres a pris fin. Sa construction s’étant arrêtée quelques kilomètres auparavant, les cailloux et la poussière ont remplacé cette belle surface lisse et roulante.
Quelques centaines de mètres plus loin, alors que je suis presque résigné, Jean distingue une piste sableuse qui se dirige dans la direction souhaitée. Elle semble rébarbative et peu fiable et nous nous y engageons sans conviction. Bien que la descente soit assez prononcée rapidement nous devons à nouveau pousser les vélos. Le sable ne pardonne rien aux cyclistes. Quelques virages, et notre sente pénètre dans un vallon qui se dessine de plus en plus nettement. Peut-être un espoir que cela nous conduise où nous voulons ? Des traces de pneus de véhicules à moteur nous laissent espérer une issue favorable, ce qui est très rassurant. En effet, si nous devions remonter à la route, il nous faudrait développer de sacrés efforts et peut-être se mettre à deux pour pousser les vélos, expérience que nous avons déjà vécue. Mais non, la piste descend présentant des indices encourageants, même si parfois les traces de pneus s’évanouissent. Cette disparition d’empreintes fait spontanément resurgir nos craintes. Heureusement elles réapparaissent un peu plus loin et de plus semblent venir du bas, ce qui rallume toutes nos espérances. Cela fait plus de six kilomètres que nous poussons nos vélos. Je constate alors que le sol en dehors du chemin est plus solide et qu’il nous permet de rouler. Nous voilà par conséquent partis à louvoyer parmi une végétation rabougrie ce qui est très appréciable comparativement au poussage épuisant dans du sable pulvérulent.
Nous atteignons un village que nous imaginons désert car cela fait maintenant plus de quinze jours que nous traversons des lieux identiques entre Chili et Bolivie. Aujourd’hui miracle, un homme se trouve devant l’une des maisons. Nous allons lui demander conseil. Il nous confirme qu’en suivant la piste qui part à l’est nous allons trouver dans une dizaine de kilomètres l’accès au salar et nous affirme également que l’état du chemin s’améliorera. Cependant, il nous dissuade d’essayer de rejoindre au plus court l’étendue de sel sur notre droite en passant à travers de grands prés rabougris sur lesquels paissent des lamas. C’est déjà pas mal, nous faisons nos comptes, cela fera une vingtaine de kilomètres au lieu des quatre-vingt prévus. Nous espérons même gagner une journée et bivouaquer ce soir au milieu de cette mer pétrifiée.
La pause casse-croûte est la bienvenue, même s’il ne s’agit que d’un bout de pain avec un peu de thon de très mauvaise qualité que j’ai toutes les peines du monde à ingurgiter. Nous nous mettons en mouvement. L’état de la piste dans un premier temps n’est pas terrible et ne permet pas de rouler mais rapidement, bien que ce ne soit pas très confortable, nous constatons que nous pouvons pédaler en restant dans les prés. Un peu plus loin, nous découvrons de très étroits passages stabilisés, de quelques dizaines de centimètres de large, qui autorisent une vitesse dont nous n’avons plus l’habitude. En quelques mètres, nous prenons le coup pour rester sur ces minces bandes de roulement et ainsi nous progressons de plusieurs kilomètres.
Au cours de ces premiers tours de roues en bordure de ce lieu spectaculaire et insolite nous prenons plus précisément conscience de son immensité. Il est vrai que j’ai besoin de me référer à ma carte pour me persuader que les pics et volcans que je vois au sud sont à plus de soixante kilomètres puisque nous allons parcourir cette étendue blanche sur cette distance. Ainsi donc, le grand volcan que je distingue très nettement plein sud se dresse à plus de quatre-vingt kilomètres, stupéfiant, parce que c’est presque la distance de Lyon à Valence ! Il est rassurant de constater que nous garderons tout au long de cette traversée des repères qui nous éviteront de tourner en rond car, d’après certaines informations lues, l'action de la boussole serait altérée, voire inefficace en raison de la présence de lithium pouvant perturber le champ magnétique. Quant au GPS que je possédais, il m’a été volé au Pérou. Cependant, nous observerons que la boussole fonctionne très bien et donne une bonne indication sur les deux salars. Existe-il des points particuliers sur ces surfaces où le champ magnétique serait perturbé de façon très locale ? Les différents essais que j’effectuerai en relation avec le soleil ou des points topographiques caractéristiques me donneront des relèvements tout à fait conformes aux directions estimées.
Le village attendu de Villa Natalis apparaît. Nous remarquons dans la partie ouest du salar une activité liée sans doute à l’exploitation du sel. Apparemment, de temps à autre, des camions passent dans le lointain. Ce bourg est habité et un petit attroupement se forme autour de nous. Nos réserves étant assez faibles, nous devons impérativement nous procurer un complément de ravitaillement surtout en eau. On nous vend péniblement une bouteille de Coca-Cola que nous vidons dans la foulée. Nous remplissons nos bouteilles vides au puits du village. Notre bilan hydrique se monte à un peu moins de vingt litres à trois et si nous ne nous perdons pas, cela devrait suffire. Effectivement, les quelques renseignements glanés de différentes provenances semblent concorder en matière de possibilité d’approvisionnement en eau dans tous les villages rencontrés. Lorsque l’on voit l’aspect désertique de la région, on pourrait en douter mais nous aurons l’occasion de constater que c’est bien vrai. Même dans les hameaux déserts se cache toujours un robinet qui fournit une eau claire, fraîche et non salée, mystère des écoulements souterrains.
Les villageois nous indiquent une petite île, distante de dix kilomètres sur laquelle nous trouverons, paraît-il, un hébergement. Incroyable, ce ne sera même plus de l’aventure ! Le vent de l’après-midi souffle avec son cortège de poussière. Durant ces trois mois de voyage, celle-ci aura été notre lot quotidien. Pour nous en protéger nous allons tester différents procédés : écharpe, masque de chirurgie, respiration retenue, mais rien ne sera vraiment efficace et nous respirerons de véritables bouffées de terre avec tous les désagréments que cela génère au niveau du système respiratoire. Le grand air pur des montagnes et des régions inhabitées que nous attendions, nous ne l’avons jamais respiré. En revanche, des nuages épais de poussière chargés de particules irritantes, soulevés par le vent ou les véhicules, nous auront accompagnés bien souvent tout au long des milliers de kilomètres de piste.
Nous nous engageons sur le salar par une véritable route, large mais cabossée, très nettement marquée parce que surélevée par un remblai d’une bonne cinquantaine de centimètres. Nous comprenons bien pourquoi il est nécessaire d’arriver par ce type d’accès aménagé. Autour tout est mou, sable et sel, et le vélo nécessiterait d’être poussé, ou encore porté, sur des distances infinies. Nous atteignons cette fameuse île, sans avoir mis le « pneu » sur le sel. La progression s’est effectuée sur une longue langue de terre qui s’avance sur cette mer étrange. Que l’endroit semble désolé ! Quelques maisons abandonnées ou cadenassées résistent tristement aux assauts des bourrasques. Un homme en train d’ordonner des briques de terre est la seule présence vivante en dehors de deux chiens qui nous escortent de leurs aboiements. C’est tout naturellement que nous nous renseignons auprès de ce travailleur solitaire pour avoir confirmation d’un éventuel lieu pour dormir. Il nous répond par la négative sans même lever la tête. Nous ne semblons pas être les bienvenus dans ce recoin désert et lugubre. Nous partons à la recherche d’un point de chute pour la nuit au milieu de cet habitat misérable et dispersé. Le soleil décline et à plus de 3600 mètres la fraîcheur arrive rapidement. Un enclos de pierres à quelques centaines de mètres devrait offrir une assez bonne protection contre le vent. Je traverse à vélo des zones dures pour y jeter un coup d’œil. En regardant par-dessus cette enceinte assez haute, je suis aussi surpris que les deux habitants du lieu qui ne sont que deux gros cochons. Il n’est pas question de leur disputer l’emplacement ! Chacun de notre côté nous nous mettons, Jean, Alain et moi-même, en quête de ce qui pourrait servir d’abri parmi les maisons en ruine, mais toutes sont de véritables dépotoirs et servent bien souvent de lieu d’aisance. Vu l’état du sol et malgré les apparences il doit y avoir du passage. Cependant, à cette heure tardive, à part l’homme taciturne interrogé, il n’y a pas âme qui vive.
Finalement nous réussissons à installer nos tentes à l’abri d’un mur sur un replat. Comme l’habitude en a été prise, Jean prépare le repas constitué d’une soupe et d’une platée de nouilles. Sans notre cuistot, Alain et moi, par flemme et par fatigue, nous nous satisferions de grignoter quelque chose de froid. Mais il faut bien reconnaître qu’un repas chaud c’est mieux ! Ces victuailles vite englouties, nous nous blottissons dans nos sacs de couchage, à l’intérieur de nos abris chahutés par le vent qui, comme à l’accoutumée, va se calmer peu de temps après l’arrivée de la nuit. Nous passons une longue nuit presque paisible. Cependant plusieurs camions surgis de nulle part nous réveillent de temps à autre. Mystère de ces régions presque désertiques où en pleine nuit une circulation improbable vient vous rappeler que vous n’êtes pas si loin de la civilisation.
Le jour se lève, l’air est immobile. Ce matin, comme à chaque fois, le lieu nous apparaît moins triste et moins hostile qu’hier soir. En effet, la venue en fin de journée de l’obscurité, accompagnée d’un vent furieux, alors que nous sommes fatigués et donc plus sensibles aux basses températures, a un effet non négligeable sur le moral. Raison pour laquelle on a tendance à voir les choses de façon plus sinistre. Cette nuit, le froid n’a pas été très intense, seulement quelques degrés en-dessous de zéro. Le soleil se lève sur cet espace, spectacle magnifique. Nous déjeunons et enfourchons rapidement nos montures. Nous sommes toujours sur la langue de terre qui devient de plus en plus étroite. Nous essayons de prendre pied sur le salar mais le premier essai n’est pas le bon. Enfin, nous voilà sur le grand tapis blanc. Au début tout va pour le mieux, un vrai billard. Selon les endroits le sel a des aspects différents mais le roulement est facile. Puis des changements apparaissent, un peu à la manière d’une calotte glacière où des plaques se chevauchent, ce qui nous freine considérablement. Aucune trace de véhicule n’est visible. Nous progressons de la sorte en direction du sud en parcourant un immense bras de sel de plusieurs kilomètres de large. Lorsqu’il prend fin, nous pénétrons dans une immensité plate, impression stupéfiante. Sur notre gauche l’horizon disparaît au-delà de cet infini immaculé. Que la sensation est étrange de pédaler dans cet univers à la couleur de neige, duquel aucun bruit ne monte. Seul le craquement des concrétions salines qui s’écrasent sous nos roues apporte un léger fond sonore. Les aspects que prend la surface de ce sol pétrifié fluctuent à l’infini, passant du billard lisse jusqu’au moutonnement en vaguelettes, et toute une série de variations s’offrent à nous. Parfois sur quelques mètres, d’autres fois sur quelques kilomètres. Nous apprenons à découvrir un nouveau monde. Mais toujours nous arriverons à rouler au moins à dix ou quinze kilomètres à l’heure. Pour nous c’est inespéré, car nous avons aussi expérimenté les trois kilomètres à l’heure de moyenne en développant des efforts considérables. Pour le moment tout va pour le mieux. Nous distinguons un véhicule loin sur notre droite. Nous ne nous risquons pas à en estimer la distance, tout est tellement trompeur. On dirait un camion haut perché. Nous interceptons une trace dure qui manifestement est un axe de passage. Nous la suivons et arrivons à la hauteur du véhicule arrêté. Il s’agit d’une voiture en panne d’huile au beau milieu de cet endroit insolite. Les deux occupants en sont descendus et nous demandent si nous pouvons les en dépanner. À part nos petites burettes pour graisser nos chaînes, nous ne pouvons rien leur offrir. Tomber en panne dans un endroit pareil, il faut quand même le faire ! L’itinéraire sur lequel nous nous trouvons prend une direction franchement à l’est. Le chemin le plus court pour nous consisterait à partir pratiquement plein sud pour rejoindre une piste sur le bord du salar.
Après concertation nous décidons de prendre cette direction au plus court. Comme c’est étrange, la limite semble toute proche, alors que les informations que nous avons corroborées par la carte nous disent qu’il y a au moins trente kilomètres. Mais si nous avançons correctement nous rejoindrons la terre dans trois heures au maximum. Malheureusement la situation va se compliquer. Le sol devient mou, la vitesse tombe aux environs des cinq à l’heure puis nous sommes obligés de mettre pied à terre et de pousser nos engins lourdement lestés. Les vélos ne sont vraiment pas conçus pour être poussés. Dans cet espace immense où la vue porte si loin, se traîner comme des limaces donne une réelle sensation d’immobilité. Tous les repères auxquels nous pouvons accrocher notre regard se trouvent à des dizaines de kilomètres. Vers midi, nous effectuons une halte sur un petit espace de terre de quelques dizaines de mètres carrés perdu au milieu de cette surface blanche, éclatante au soleil. Jean prépare une platée de pâtes dont nous buvons l’eau de cuisson car nous sentons bien que le piège du salar risque de se refermer sur nous alors que nos réserves sont faibles. Après le repas, tandis que Jean fait une sieste et qu’Alain reste avec lui, je pars sonder les environs pour essayer de trouver la route la moins difficile ou plutôt la moins molle. Plein est, je suis une trace d’animaux, sans doute un troupeau de lamas, ce qui me permet de rouler sur un ruban d’une dizaine de centimètres solide. Mais après avoir parcouru quelques centaines de mètres, je viens buter sur un marais ce qui explique pourquoi ça et là des touffes d’herbes apparaissent, juchées sur de petits monticules de terre. La progression devient impossible. Je rejoins mes camarades et fais un essai plein sud. C’est mou mais en poussant la progression reste possible. Nous décidons d’insister dans cette direction, tout en espérant ne pas être arrêtés par des zones marécageuses. De plus, avec la chaleur de la journée, des mirages nous plongent dans la perplexité et nous avons réellement l’illusion d’être entourés de grandes masses liquides. La vision est inquiétante, car ce que nous percevons a toutes les apparences de la réalité. Nous allons pousser durant encore quinze kilomètres en alternance sur sel ou sable. Lorsque ce dernier prend des teintes sombres, nous sommes piégés par un matériau dans lequel les vélos s’enlisent parfois jusqu’aux moyeux. Dans ce cas, il nous faut quasiment les porter et nous nous enfonçons alors jusqu’aux chevilles. Dans cette immensité où tout apparaît si proche, mais en réalité où tout se trouve très loin, nous éprouvons une vraie sensation d’être cloués au sol. L’inquiétude naît en nous, allons-nous sortir de ce traquenard avant la nuit ? Depuis mon retour en France j’ai lu des récits de personnes qui s’étaient perdues dans ce coin du désert. Manifestement elles n’avaient pas persévéré à garder le cap plein sud. Pour ma part je commence à me poser la question, mais je me dis qu’au rythme de trois kilomètres à l’heure, nous pouvons parcourir une bonne distance avant la nuit qui n’arrivera que vers vingt heures. Plus le soir approche, plus je me sens motivé pour voir si nous sommes en mesure de sortir par ce côté. Je suis partisan de marcher tant que c’est possible, même si la nuit arrive. Mais ce n’est pas le cas de Jean qui commence à envisager un bivouac. Cette incertitude m’enlève toute envie d’arrêt avant de savoir si nous sommes capables de passer. Le sel commence à céder la place à la terre de façon plus régulière. Nous arrivons même à remonter sur nos vélos le long d’une minuscule sente d’animaux puis nous coupons des traces de pneus. Le bord ne doit plus être très loin. D’après ma carte un chemin longe la partie sud du salar. Nous n’avons vu aucun mouvement pourtant facilement visible même de loin, les véhicules soulevant de grands nuages de poussière. Jean pense que le chemin ne passe pas là. Si c’est le cas nous sommes dans de beaux draps. Vers dix-neuf heures nous sentons que nous approchons de la sortie de ce piège. Là-bas, loin sur la droite s’élèvent des volutes poussiéreuses. Un véhicule ! Manifestement il suit la limite du salar. Le chemin est bien là. Je pousse un ouf de soulagement. Effectivement nous sortons. Un camion passe à quelques centaines de mètres de nous. Le chauffeur freine et nous regarde de loin, sans doute intrigué, car la traversée par cet endroit ne doit pas être très fréquente. Nous trouvons une zone plate. À deux kilomètres se trouve un petit village perché. Je m’y rends pendant que mes camarades installent les tentes en ce lieu propice, dans l’espoir de ramener de l’eau. Je le rejoins assez facilement, bien que j’aie eu à pousser dans le sable sur les cinq cents derniers mètres. Il est habité et comme par miracle, un robinet prodigue une eau claire et fraîche. Je reviens avec mes bouteilles pleines, ce qui nous permettra un bivouac confortable. Notre satisfaction est vive d’être sortis de ce « guêpier ». En regardant au nord nous distinguons très nettement la montagne le long de laquelle nous sommes descendus hier pour rejoindre le salar. Elle est à plus de soixante-dix kilomètres, cela paraît à peine croyable, et pourtant le compteur et la carte donnent la même indication.
Assister à la venue de la nuit dans ces lieux retirés est un spectacle fascinant. Le ciel prend des teintes rouges qui contrastent avec le sombre des grandes montagnes en contre-jour. On imagine bien de la sorte les espaces préhistoriques seulement peuplés de dinosaures. De plus le vent s’en donne à cœur joie comme chaque soir. Cette nuit je vais bien dormir et le lendemain me réveiller à sept heures, alors qu’il fait déjà bien clair, ce qui est exceptionnel n’étant pas un grand dormeur.
Une fois encore l’air est immobile dans le matin, le silence absolu, presque assourdissant. J’ai envie de retenir mon souffle pour ne pas troubler l’esprit du lieu et rompre l’enchantement. Je pars me promener à pied sur nos traces de la veille que je ne retrouve pas dans cet espace sans limites. Quelques gros oiseaux s’envolent à mon approche. En partie gelé un ruisseau court au milieu du sel. Il n’a pas dû faire bien chaud cette nuit. De retour aux tentes, je constate que la grosse bouteille d’eau que j’ai oubliée sur mon porte-bagages est devenue un énorme glaçon de plusieurs litres. Heureusement que le contenant est en plastique ! Le changement de température est rapide. Une demi-heure après l’apparition du soleil le thermomètre reprend une vingtaine de degrés.
Aujourd’hui nous espérons une étape facile, seule une trentaine de kilomètres nous sépare de la petite ville de Llica, point d’entrée du salar d’Uyuni. Les deux kilomètres que j’ai effectués sur cette piste hier pour aller chercher de l’eau m’ont permis de constater qu’elle était en très bon état. Mais je ne l’ai empruntée que sur une courte distance. La suite sera complètement différente. L’empire du sable va reprendre et nous allons nous battre à pied contre un terrain qui ne nous laissera aucun répit. Généralement les pistes sablonneuses que nous avons expérimentées jusqu’à aujourd’hui présentaient des zones non praticables, mais elles alternaient avec de grandes parties où nous pouvions enfourcher nos vélos. Là, impossible de pédaler, les endroits « roulables » sont quasi inexistants et, sur quatorze kilomètres, nous allons encore les pousser dans un sable qui nous retient comme de la colle. Je maudis cette piste car l’étape supposée facile se transforme en véritable calvaire, surtout après la gigantesque séance de poussage de la veille.
Lorsque nous arrivons à Challacollo, Jean décide d’aller voir s’il s’y trouve un restaurant. Alors qu’il vient tout juste de nous quitter et qu’il pénètre dans ce village, un pick-up en sort. À grands renforts de gestes je me précipite derrière lui. Pourvu qu’il m’attende ! Le chauffeur m’a remarqué et je cours littéralement, mon vélo à la main. Contrairement à Jean qui lui avait demandé s’il y avait de quoi se restaurer, moi je suis intéressé par sa destination. Il va à Llica, quelle chance ! Immédiatement je m’enquiers de savoir s’il peut nous charger avec nos vélos. Alain trouve l’idée séduisante, il y est tout de suite favorable. Jean, revenant vers nous, est plus réticent, considérant que c’est un peu trahir l’esprit du cyclotourisme. Pour ma part, je considère que pousser son vélo dans le sable, c’est comme naviguer avec une bassine, un objet pas du tout adapté à cet emploi. En fin de compte nous finissons tous les trois sur la plate-forme du véhicule en compagnie d’un couple de vieux Indiens. Les quinze kilomètres nous séparant de Llica sont couverts en une demi-heure. Vu l’état de la piste, il nous aurait bien fallu à vélo un minimum de quatre heures et avec la grosse chaleur qui montait, nous en aurions vraiment bavé. À treize heures nous sommes installés dans un restaurant sympathique devant une belle assiette de poulet au riz que je savoure sans remords ni regrets. Alain ne semble pas avoir plus d’états d’âme que moi, ce qui n’est pas le cas de Jean. Je sens dans son regard une forme de reproche. Nos conceptions divergent quelque peu. Je roule avant tout pour le plaisir, les calvaires interminables je n’en raffole pas. Pousser son vélo, sans aucun espoir de pouvoir rouler sur la moindre parcelle, ne m’attire pas spécialement et si je peux m’en dispenser je n’hésite pas.
Cette opinion que je viens d’exprimer dans les lignes précédentes correspondait à mon état d’esprit en 2009. Depuis j’ai effectué deux autres voyages à vélo dans ces régions désertiques, en 2013 et 2018, et je suis devenu un inconditionnel du tout à pied ou à vélo quelles que soient les conditions. Ce premier voyage est resté pour moi en quelque sorte une initiation, j’y ai fait mes armes. Les expériences ont besoin de décanter et les envies de mûrir. J’aurais très bien pu être dégoûté par ce premier séjour. Mais je ne saurais dire pourquoi l’appel a été le plus fort, la révélation de l’Atacama s’est imposée à moi.
Comme toutes les agglomérations boliviennes avec
Une fois bien installés et ayant fait un peu de lessive, je commence à m’inquiéter de l’étape du lendemain, le fameux salar d’Uyuni, le plus vaste du monde en regardant les chiffres : Coipasa deux mille cent kilomètres carrés et Uyuni douze mille cinq cents, six fois plus grand. Cette première traversée nous a déjà pas mal étonnés pour ne pas dire impressionnés et j’ose à peine imaginer ce que ce sera sur Uyuni. Avec Alain je pars à pied vers la sortie de la ville essayer de repérer le chemin d’accès au salar. D’un promontoire au niveau des dernières maisons nous avons un excellent point d’observation. À nos pieds s’ouvre un vaste espace duquel surgissent dans le désordre des pics d’origine volcanique. Que c’est immense ! Là, il n’est pas question de voir de l’autre côté. Ma première impression consiste à me dire : mais par où va-t-on bien passer ? Nous continuons à marcher et interrogeons un homme qui nous indique le chemin donnant accès au salar. Tout est tellement cyclopéen que nous voyons bien des grands espaces plus ou moins plats ou hérissés de monticules, mais pas de sel. Cela signifie que ce que notre regard embrasse ce ne sont que les abords de cette mer immobile. Je fais vite la relation avec Coipasa et j’en déduis que les dimensions ne sont pas à la même échelle. Nous avons identifié clairement la route qui nous y conduira et la vue depuis notre position haute ne nous livrera pas d’autre indice. Nos incertitudes nous accompagneront jusqu’au moment de passer à l’action. Le doute, le questionnement, l’appréhension déclenchent des émotions fortes qu’il est impossible d’éprouver lorsqu’on est accompagné d’un guide et on passe alors à côté de l’esprit du voyage.
Nous retournons en ville boire une bière dans ce qui est plus une épicerie qui offre un siège plutôt qu’un bar à proprement parler. Le propriétaire va nous donner quelques indications supplémentaires très intéressantes qui pour une fois se révéleront parfaitement exactes. La piste passe juste au nord de l’île du Pescado avant de se diriger directement sur celle d’Incahuasi. D’après ce que nous savons la première île est visible au moment où la piste arrive au salar, il suffit donc de la prendre en ligne de mire et sur la seconde il y aura de quoi se restaurer. Notre but pour demain consistera donc à atteindre ce deuxième lieu. J’ai aussi pu observer que le volcan Tunapa, haut de 5321 mètres, donc 1700 mètres au-dessus du salar, pointe comme un phare immense qui sera en mesure de nous indiquer un point de repère au nord durant une grande partie de notre traversée.
Forts de tous ces renseignements et ayant récupéré Jean, nous partons dîner tous les trois dans un petit local tenu par une Indienne. Elle nous propose un excellent poulet grillé. Durant le repas des notes de musique qui proviennent de l’extérieur nous interpellent. Nous allons voir sur le pas de la porte et la stupéfaction nous cueille. Des foules arrivent pratiquement au pas cadencé, descendant en rangs compacts les rues rectilignes. Mais d’où sortent tous ces gens ? Par groupes d’une centaine de personnes, ils arborent des tenues différentes, égayées de lampions et lumières parfois accrochées en haut d’antennes, qui se balancent au gré du pas rythmé. Les participants de l’un des groupes portent comme un sac à dos, fait d’une petite caisse cubique dans laquelle une bougie tient lieu de lanterne. Sur la face arrière de ce fardeau, la photo très célèbre du Ché, qui pour l’avoir constaté, reste très populaire en Amérique du Sud. Et pour entretenir le rythme, les orchestres, je dis bien les orchestres car ils sont au moins au nombre de trois, répartis tout au long du cortège, jouent de façon endiablée des musiques ponctuant la marche rapide. Ce qui m’a le plus surpris dans ces contrées, ce sont ces défilés festifs quasi permanents. Le spectacle est vraiment étonnant. Dans le cas présent nous restons médusés à regarder passer dans la nuit cet étrange mais très sympathique cortège. On nous explique qu’il s’agit de l’anniversaire de Potosi. S’agit-il de la ville ? Nous n’en saurons pas plus.
Nous décidons d’un départ très matinal malgré le froid. Dès sept heures nous roulons. La ville est vite traversée, le poste militaire qui en contrôle l’accès nous laisse passer sans aucune difficulté. La piste sur douze kilomètres représente en quelque sorte le prélude à l’entrée dans ce site naturel unique. Nous le voyons s’ouvrir devant nous, son immensité toujours plus présente. Pas de véhicule en vue, est-ce que cette traversée sera aussi déserte que celle de Coipasa ?
Au loin de la poussière monte de la piste en provenance du salar. Un camion nous croise, je fais signe au chauffeur qui s’arrête. Je lui demande confirmation que nous roulons bien sur la bonne trajectoire et m’assure également que l’île que je crois être celle du Pescado est vraiment la bonne. Il me le confirme. Située exactement à quarante-huit kilomètres du bord du salar, indication qui me sera donnée par mon compteur, cette île sort comme un point minuscule qui semble danser sur cette surface plane blanche reflétant une lumière vive. Pareillement à l’entrée sur Coipasa, une piste surélevée sur quelques kilomètres donne accès au sel dur. Nous y voilà. Démesuré, époustouflant, incroyable ! D’ouest en est, notre traversée sera exactement de cent quarante-cinq kilomètres sur ce sel éclatant. Aujourd’hui nous en parcourrons soixante-douze et demain soixante-treize.
Le soleil est bien en face à l’est. Notre volcan balisant le nord nous domine, l’île du Pescado est bien identifiée, on peut y aller. La direction à prendre est sud-est. La trace de pneus que nous suivons et qui teinte le sol en gris part dans la bonne direction. Ce n’est qu’après une quinzaine de kilomètres qu’elle s’incurve vers le nord. Une discussion s’engage entre nous. Je suis partisan de garder le cap et de ne pas suivre la piste qui semble un vrai boulevard. En effet, je crois qu’elle part sur le village de Tahua au pied du volcan Tunapa, ce qui n’est vraiment pas notre route, notre traversée devant nous conduire presque plein est. Nous restons sur une trace qui converge vers l’île du Pescado. Mais elle n’est pas bien marquée et de plus, depuis le camion croisé il y a quelques heures, pas un seul véhicule n’est apparu. Un léger doute subsiste en moi. Mais sur la droite il me semble voir une trace importante. Je la rejoins en coupant à travers le sel, très roulant car compact, presque autant que les chemins tracés par les véhicules. Je découvre une vraie « autoroute » lisse et dure. Elle pointe directement sur l’île qui nous sert de balise. Mes incertitudes s’estompent. Nous roulons à vive allure, aux environs des vingt-cinq à l’heure. À l’est l’étendue de sel disparaît dans le néant au point que je ne peux distinguer la limite entre ciel et terre. Que cela me semble étrange ! Au sud et au nord d’immenses montagnes dessinent les contours lointains de ce bassin titanesque. Epoustouflant. Je m’arrête et tourne sur moi-même complètement subjugué par ce spectacle quasi irréel. Nous sommes seuls. Nous ne verrons aucun véhicule jusqu’à l’île d’Incahuasi. Je contemple le paysage le plus exceptionnel et étrange qu’il m’ait été donné d’admirer. Le fait de s’y trouver seul et à vélo, en quelque sorte assez vulnérable, donne à l’endroit une dimension véritablement extraordinaire. Être à bicyclette en ce lieu est une expérience inimaginable qui procure des émotions fortes, difficiles à décrire. Toute une foule de reportages lus et de photos vues me viennent à l’esprit, en particulier celle de la couverture de la revue trimestrielle « carnets d’aventure », sur laquelle on voit au beau milieu du salar trois beaux gaillards blonds et nus cachant leur pudeur chacun derrière une sacoche de vélo de couleur vive. Elle m’avait beaucoup plu car, outre le côté esthétique indéniable de tous les éléments de la photo, les trois compères rayonnaient de joie. Mais une polémique avait éclaté. Quelques lecteurs purs et durs, peut-être un peu puritains rigides, en avaient fait le reproche à la rédaction, qui avait à mon sens su répondre habilement et très diplomatiquement.
Encore une fois les distances sont démesurées et la vue porte au-delà. L’île du Pescado grossit et d’infime marque elle se métamorphose en forme allongée un peu à la manière d’un gros poisson. De plus, tout là-bas dans le néant entre blanc du sel et bleu du ciel, une marque noire émerge de la piste. Par le fait d’une illusion, elle semble danser, monter et descendre au moment de son apparition sur la ligne d’horizon. L’île d’Incahuasi pointe le bout de son point culminant. Nous passons au large de la première, celle du Pescado, exactement à quarante-huit kilomètres du bord. Maintenant la seconde île va se rapprocher lentement et le compteur indiquera vingt-quatre kilomètres de plus. L’euphorie qui m’habite annihile la notion de temps et je n’ai vraiment pas l’impression de parcourir de telles distances. Et puis lorsque je me retourne je vois assez précisément le lieu où nous sommes entrés sur le sel en prenant des repères sur les montagnes. Comment imaginer que c’est si loin. D’autres étapes nous avaient demandé beaucoup plus d’efforts et de temps pour un kilométrage bien inférieur !
Incahuasi grossit et la piste arrive droit dessus. Nous constatons qu’il y a pas mal de circulation. Nous y voici. Comme c’est étrange, les véhicules 4x4 viennent se garer devant la terre en restant sur le sel, à la manière de bateaux venant à l’attache. Cela est d’autant plus étonnant qu’au beau milieu de l’île se dessine comme un petit golfe, en bordure duquel les voitures se garent sagement.
Nous passons du désert à la foule et j’aime ce paradoxe car il y a un petit côté réconfortant que je ne saurais expliquer. Dans deux jours je vais parcourir le salar dans un autre sens et cette fois en voiture. Ce sera une autre expérience, mais il est vrai que le vélo représente le moyen le plus adapté pour se faire un immense plaisir et ressentir toute la grandeur du lieu. Je constate qu’il y a beaucoup de Français. Partout où je suis allé ces dernières années le pourcentage de nos compatriotes était important. Alors que j’ai souvent entendu dire que nous sommes un peuple qui ne voyage pas beaucoup, manifestement c’est le contraire.
Alain et moi accostons alors que Jean est déjà arrivé depuis un certain temps. Que cet endroit est étonnant, îlot perdu dans cette immensité. Les cactus candélabres ont colonisé le lieu. Ce sont de véritables arbres qui montent jusqu’à dix mètres. Les plus vieux sont millénaires. Nous allons déjeuner au restaurant. Bien évidemment les prix sont beaucoup plus élevés que ceux dont nous avons l’habitude en Bolivie, mais cela reste cependant bon marché. On nous apporte le grand livre des voyageurs à vélo sur lequel chacun témoigne de son passage. Pour certains cela va du petit mot quand d'autres en couvrent deux pages. Quelques-uns y ont ajouté de nombreuses photos ou des schémas de leur périple. Je constate que nombreux sont ceux qui sont passés par ce secteur quasi obligé du cyclotourisme au cours d’une traversée des deux Amériques, de l’Alaska à la terre de Feu. Nous découvrons qu’étant venus à bicyclette, nous aurons le privilège de pouvoir dormir sur place, ce qui ne sera pas le cas pour ceux qui sont arrivés en voiture.
Le soir approchant, les visiteurs véhiculés désertent les uns après les autres le site et nous nous retrouvons seuls en compagnie des neuf Indiens qui demeurent ici, afin de gérer le flux touristique. Avec le départ des touristes, la chaleur nous quitte aussi. La luminosité aveuglante diminue, l’espace environnant devient plus hostile. Les pierres et la flore de l’île semblent se métamorphoser, changeant de couleurs à la manière d’un caméléon. Les grandes étendues blanches prennent des tonalités plus roses, un peu pastel. À l’horizon la jonction entre le sel et le ciel s’éteint progressivement dans des teintes bleu profond. Le froid et le vent ajoutent une touche sévère au tableau. Le soleil, pour sa part, dans un dernier effort allume et incendie les nuages épars d’un rouge vif qui fait ressortir la multitude de plans de crêtes de montagnes qui se découpent et s’enchevêtrent jusqu’à l’infini. Je pars seul marcher sur le salar alors que la nuit, installant l’obscurité, étend son mystère. Que l’impression est forte. À part les rafales de vent, plus aucun bruit de moteur ou de voix ne perturbe le lieu. On pourrait se croire perdu sur une calotte glaciaire quelque part au pôle nord ou sud. Un même lieu à différentes heures de la journée, dans différentes conditions, avec plus ou moins de monde délivre une impression totalement modifiée. Toutes les personnes qui se seront succédé dans la journée ne repartent pas avec les mêmes souvenirs, l’endroit s’étant montré sous des aspects tellement dissemblables. Ce soir, cette immensité bordée de pics innombrables plongeant dans les ténèbres me subjugue. C’est presque à contrecœur que je rejoins l’île et mes camarades.
Le local qui nous est attribué pour une somme modique est simple, mais la vue sur le salar par une grande baie vitrée est absolument sublime. Il est des moments dont on se souvient longtemps, eh bien ce petit refuge me laissera un souvenir durable. Nous aurions aimé que d’autres cyclistes nous rejoignent pour cette nuit. Bien qu’ayant estimé à la lecture du livre d’or que des adeptes du vélo venant du monde entier passaient par là un jour sur deux, nos espoirs seront déçus.
Au matin, je monte au sommet de notre petite île volcanique, afin d’admirer l’apparition du soleil dans ce décor grandiose. Malheureusement une légère brume atténue la grandeur du spectacle. Lorsque apparaît la lumière solaire tout là-bas à l’est derrière des montagnes situées à une centaine de kilomètres, elle balaie cette infinité plate et blanche, d’ouest en est, en l’éclairant graduellement. Mais le phénomène sera ténu du fait de la diffusion à travers les légers nuages perturbateurs. Dommage. Toutefois la vision n’en est pas moins saisissante. Depuis hier après-midi je reste comme hypnotisé devant cette immensité magique que je contemple du haut de ce tertre peuplé de cactus géants. Je redescends, nous petit déjeunons et repartons pour notre deuxième étape sur la plus grande étendue de sel du monde.
Le plaisir est aussi intense que celui éprouvé la veille. On avance rapidement, sans effort, et de toutes parts le regard se perd dans cet espace immaculé bordé très loin de pics et de volcans qui se pressent et se chevauchent dans des baies et des golfes grandioses, dont on discerne à peine les contours à l’infini. Par endroits n’étant pas sûr d’être sur la piste la plus directe, je fais des baïonnettes vers la droite afin d’intercepter d’autres routes. Au cours de ces manœuvres, je foule de mes roues un sel vierge de toute trace. Je vois mes deux camarades de profil loin là-bas qui se découpent comme deux minuscules insectes dans ce décor de géants. La fascination joue à fond.
Mais tout a une fin, l’extrémité du salar se rapproche et les soixante-treize kilomètres sont parcourus trop vite. Il est des endroits dont on ne veut plus s’échapper, pris par un charme puissant. Un peu avant la sortie, un hôtel de sel. Nous nous y arrêtons. Quelques véhicules y stationnent. Nous devenons un peu l’attraction des personnes présentes lorsque nous nous approchons. Bien que ces gens soient sympathiques et que certains d’entre eux parlent correctement notre langue, j’ai un peu la sensation d’être un singe malin que l’on regarde et j’attends le moment où l’on va me lancer des cacahuètes. Je me rends compte qu’être touriste motorisé parmi les touristes, donc incognito, ne me dérange pas du tout, mais avec mon vélo cela me particularise trop et me gêne. Autant au cours des deux semaines précédentes à travers les zones désertiques ignorées des voyageurs, je me suis senti bien, autant maintenant que nous arrivons dans ces parages très courus, j’ai envie d’abandonner mon vélo.
La sortie du salar est balisée comme l’entrée par une véritable route, large et cabossée sur laquelle de nombreux véhicules soulèvent une poussière dense qui nous titille sérieusement les muqueuses. Encore vingt-sept kilomètres d’une piste absolument horrible, sur laquelle se conjuguent tôle ondulée, sable, bosses en tous genres et nous arrivons dans la ville d’Uyuni que notre guide décrit comme vilaine et sans intérêt, froide et austère. Nous, au contraire la trouvons sympathique et animée, et son climat soi-disant rude nous apparaît comme amical, sans doute nos organismes se sont habitués aux conditions rigoureuses auxquelles nous avons été confrontés depuis trois mois que nous arpentons les Andes à vélo.
En ce qui me concerne, je viens d’effectuer la dernière étape sur ma monture, cent kilomètres exactement. En effet, le voyage s'arrête ici pour moi. Mais ces quatre mille kilomètres à vélo ont été tellement intenses qu’ils m’apparaissent comme dans un rêve. Ai-je vraiment vécu ces trois derniers mois ? Et dans ce rêve, s'il en est, le summum a résidé sans conteste dans les trois dernières semaines, avec le bouquet final que je viens de vous conter, Coipasa et Uyuni. Cependant le virus de ces immenses déserts m’a été inoculé et j’y reviendrai à deux reprises pour deux autres traversées, toujours à vélo.
Lucbertrand- responsable de rubrique
- Messages : 559
Date d'inscription : 07/12/2021
Re: Traversée à vélo des salars de Coipasa et Uyuni
Votre carnet m'a permis de revivre notre voyage en BOLIVIE de juin 1997, en particulier ce souvenir inoubliable du salar et de l'île Pescado. Merci.
Chapeau pour l'exploit sportif. Ayant eu à pousser un vélo une petite heure dans le sable à Zanzibar j'imagine la difficulté que vous avez eue (pour notre part nous étions en 4x4 loué à UYUNI).
En juin il y avait quelques centimètres d'eau dans certaines grandes zones du salar.
C'est pourquoi le chauffeur avant de partir avait bourré le moteur de branchages pour le protéger du sel
L'exploitation du sel avec ses petits monticules blancs m'impressionne toujours :
et l'île Pescado restera un souvenir très fort avec ses cactus candélabres
et les montagnes de l'horizon se reflétant dans l'eau du salar comme dans un gigantesque lac
Merci encore d'avoir ravivé ces souvenirs.
NOTA : mes photos sont des diapos scannées car bien entendu les photos numériques n'existaient pas en 1997.
Chapeau pour l'exploit sportif. Ayant eu à pousser un vélo une petite heure dans le sable à Zanzibar j'imagine la difficulté que vous avez eue (pour notre part nous étions en 4x4 loué à UYUNI).
En juin il y avait quelques centimètres d'eau dans certaines grandes zones du salar.
C'est pourquoi le chauffeur avant de partir avait bourré le moteur de branchages pour le protéger du sel
L'exploitation du sel avec ses petits monticules blancs m'impressionne toujours :
et l'île Pescado restera un souvenir très fort avec ses cactus candélabres
et les montagnes de l'horizon se reflétant dans l'eau du salar comme dans un gigantesque lac
Merci encore d'avoir ravivé ces souvenirs.
NOTA : mes photos sont des diapos scannées car bien entendu les photos numériques n'existaient pas en 1997.
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