Un bel article du Monde
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Un bel article du Monde
[size=35]Dans le Monde du 24 novembre
[size=35]Everett Ruess, l’Américain aux semelles de vent[/size]
Au début des années 1930, un jeune homme parcourt l’Ouest sauvage en tous sens, écrit, dessine – et disparaît. Son œuvre, magnifique, est enfin traduite
Denis Cosnard
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Everett Ruess, vers 1934. Archives de la famille Ruess. SPECIAL COLLECTIONS, J. WILLARD MARRIOTT LIBRARY, UNIVERSITY OF UTAH
Un jour, c’était en novembre 1934, Everett Ruess disparut. Il avait 20 ans, et multipliait depuis quelques années les expéditions en solitaire dans l’Ouest américain. Ce lundi-là, l’apprenti poète et dessinateur californien quitta la petite ville d’Escalante (Utah), où il s’était arrêté quelque temps. Monté sur un de ses deux ânes, tenant l’autre par une longe, il s’enfonça dans une région de falaises et de montagnes sculptées par le vent. « Il se passera peut-être un ou deux mois avant que je trouve un bureau de poste car je pars en exploration vers le sud du Colorado, où nul ne vit », avait-il prévenu son frère, Waldo, la veille. Ce fut sa dernière lettre.
Quand, trois mois plus tard, ses parents s’inquiétèrent, Escalante se mobilisa. On fouilla les ravins. On retrouva les ânes et, dans un défilé tortueux, une inscription, « Nemo 1934 », laissée par le jeune homme, passionné de Jules Verne. Mais de lui, de son corps, de son visage adolescent saisi peu avant par la photographe Dorothea Lange (1895-1965), qui l’avait hébergé, pas une trace. Pas un os. Est-il tombé dans une faille ? A-t-il été assassiné, puis jeté dans le fleuve Colorado ? S’est-il volatilisé volontairement ? A-t-il rejoint les Navajos ? « Je serai toujours un vagabond solitaire du désert, avait-il averti dès 1932. Quand viendra l’heure de mourir, je trouverai l’endroit le plus sauvage, solitaire et le plus désolé possible. »
Everett Ruess est alors entré dans la légende américaine : le jeune prodige mystérieusement évanoui au milieu des canyons rouges. Sa plume incandescente a fait le reste. En 1940 a été publié un choix de ses écrits, des poèmes et des lettres envoyées à ses proches. Puis, dans les années 1980, un fonctionnaire américain nommé Wilbur L. Rusho (1928-2011) a mené l’enquête sur ce fascinant fantôme, retrouvé Waldo Ruess, qui avait conservé la plupart des textes, peintures et photographies de son frère, et rassemblé en un livre, Vagabond de la beauté, tout ce qui subsistait de son œuvre. A l’époque, certains l’imaginaient encore vivant. Il a fallu quarante ans de plus pour qu’aujourd’hui ce recueil exceptionnel soit enfin traduit en français, par un éditeur belge.
Peu importe le temps qu’ont mis ces missives pour nous parvenir. Plus de quatre-vingt-dix ans plus tard, les mots d’Everett Ruess touchent au cœur comme s’ils avaient été griffonnés spécialement pour nous, hier soir, sur du mauvais papier, dans une grange de l’Arizona ou un campement navajo, dehors, près du feu.
Un « aventurier courageux » doublé d’un « visionnaire introverti, hypersensible » : comme le note Wilbur L. Rusho, c’est un alliage aussi curieux qu’attachant qui transparaît à travers les écrits de Ruess. Des premières lettres, en 1930, émerge un garçon tourmenté qui a besoin de partir loin, de quitter la « douillette sécurité de [ses] ornières », pour se trouver et se sentir vivre. A 15 ans, l’Américain aux semelles de vent est déjà aimanté par le désert. Régulièrement, il met des centaines de miles entre lui et ses parents, tout en leur racontant dans de magnifiques courriers les joies comme les rudesses de ses errances.
Dans l’Amérique de la Grande Dépression, ses voyages constituent d’éprouvantes leçons de dépouillement. Pas le moindre boulot. Ses chaussures se percent, ses chemises se déchirent. Il vit de rien, lâchant ses dessins pour un peu de pain. Il abandonne jusqu’à son nom, qu’il donne à son âne, et devient « Lan Rameau », puis « Evert », avant de renouer avec « Everett ». Il affronte le froid, la chaleur intense, les serpents à sonnette, les taureaux qui manquent de l’encorner, la solitude, la dépression.
Mais, plus il prend de risques, plus il connaît d’extases dignes des grands mystiques. « Les passages à vide sont terriblement vides, mais ils ne durent pas et quelques moments sublimes me les font complètement oublier », confie-t-il en 1932. Un coucher de soleil le console d’une semaine d’infortunes.
Ses textes, ses peintures, ses gravures montrent un être aussi sensible que doué. « Je suis toujours bouleversé, écrit-il. J’en ai besoin pour vivre. » Sa mère, qui enseignait le dessin, lui a transmis l’art de regarder, de discerner la splendeur de la nature, et celui de la rendre en phrases comme en images. Dans d’éblouissants passages, le jeune homme émerveillé dépeint la campagne « d’une beauté féroce, dévastatrice », le « silence abyssal » des tréfonds du Grand Canyon, le soleil qui se couche derrière un nuage vaporeux « en jetant un rougeoiement sanglant sur un sol terne et vert olive ».
Son Chant de la vie sauvage résume tout : « Dites que j’ai eu faim ; que je fus las et perdu ;/ Que je brûlai, aveuglé par le soleil du désert ;/ Boitant, assoiffé, affligé d’étranges maux ;/ Esseulé, trempé, gelé, mais que je vécus mon rêve ! »
Vagabond de la beauté
(A Vagabond for Beauty),
d’Everett Ruess,
édité par Wilbur L. Rusho, préface de Jon Krakauer, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Guillaume Villeneuve, Nevicata, 340 p., 23 €, numérique 15 €.
antoine- Messages : 13
Date d'inscription : 31/12/2021
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